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Stendhal

Stendhal

Ses romans sont presque tous autobiographiques (mais en est-il qui ne le sont pas?). C'est, pour Stendhal, l'idйal qui fournit la jauge а laquelle doit se mesurer le rйel; cet idйal cristallisй par Napolйon а qui Julien Sorel voue une vйritable passion."Quoi! n'est-ce que зa?" est une exclamation а la fois propre а Stendhalet qui tйmoigne a contrario de la prйgnance de l'idйal chez l'humain.Balzac avait notй le ton "sec et sarcastique" de S., alors mкme qu'il le faisait rire en lui contant une histoire italienne

Le Rouge et le noir (1830)

Les batailles et les victoires, que remporte Julien en amour avec Mme de Rкnal, suffiront-elles а lui faire oublier les rкves et la gloire personnifiйs par Napolйon, dont il cache le portrait sous son lit?

On ne comprendra rien а l'иre napolйonienne si l'on passe sous silence l'enthousiasme des jeunes gens qui voyaient se rйaliser sous leurs yeux et avec leurs bras le rкve rйvolutionnaire de 1789: les trones abattus, l'ancien rйgime et ses privilиges dйtruits, la nouvelle sociйtй basйe sur la raison et les droits йbauchйe. C'est ainsi qu'il faut comprendre que le patriote exagйrй que fut le jeune Beyle entra totalement dans l'orbite de Napolйon, comme en tйmoigne, entre autres le dйbut de la Chartreuse de Parme; c'est ce que dйcrit avec tant d'йloquence Michelet qui a pu йcrire des armйes rйvolutionnaires que "la poussiиre des chemins se soulevait а l'avance sur leur passage"; c'est pourquoi le philosophe Hegel, assistant а l'entrйe de Napolйon а Ulm, dit avoir vu passer l'esprit du monde а cheval; c'est ce qui poussa une certaine famille de nйgociants de Livourne а collaborer avec l'armйe de la Grande Nation commandйe par Bonaparte en 1796-1797; c'est ce qu'attestent les nobles derniиres paroles prкtйes par Venant-Denon au gйnйral Dessaix, а Marengo: "Allez dire au premier consul que je meurs avec le regret de n'avoir pas fait assez pour la postйritй."

La legende napoleonienne s’inscrit dans un contexte naissant du XIXeme siecle qu’est le romantisme. Nous retrouvons dans Le Rouge et le Noir de Stendhal cette generation perdue, marquee par Julien Sorel et a la recherche d’un ideal incorpore par Napoleon. Les ames romantiques y decouvrent l’exaltation, la grandeur, la puissance, le genie, … Evidemment, le Memorial de Sainte-Helene ne laisse qu’une l’image d’un heros romantique. Mais Las Cases n’est pas le seul a entretenir cette legende. Des artistes, des chansonniers, des ecrivains comme Jean Tulard ou les generaux Montholon et Gourmand publient des chansons ou livres qui glorifient les exploits de cet Empereur dechu (Memoires pour servir a l’histoire de France) ; d’autres le critiquent pour son despotisme et son imperialisme (Jacques Bainville, Charles Maurras ou Leon Daudet).

d'une part l'opposition du roman realiste au roman romantique , cette opposition se realisant par rejet et denigrement du roman "romanesque", " a l'eau de rose" , etc.. (voir par ex. Emma Bovary et ses lectures de jeunesse, voir aussi le personnage de Julien Sorel qui monte a l'assaut de Mathilde, les poches bourrees de revolvers comme si on lui tendait une embuscade....

d'autre part, ce rejet du roman "romanesque" par les lecteurs pour la raison que le "roman romanesque" n'est qu'un jeu qui n'a rien a voir avec la realite. (voir a ce sujet l'opposition entre Julien Sorel dans Le Rouge et Le Noir et son pere au debut du livre, lorsque nous decouvrons Julien pour la premiere fois ). Ce rejet, peut etre percu dans la dimension pejorative d'expressions habituelles utilisant le terme de roman : "tout ca c'est du roman " ou "la vie est un roman". On prefere ce qui est vrai a ce qui est invente : il faut donc que le roman, s'il veut conserver son public "fasse vrai". Il est singulier que Stendhal passe encore aujourd'hui dans certains milieux pour l'avocat de Tartuffe a cause du Rouge et Noir.

 

Julien Sorel oula chronique d'un hypocrite

Le Rouge et le Noir, un roman de Stendhal (1830) En prкt au Centre culturel franзais.

C'est un roman йcrit dans la premiиre partie du XIXиme siиcle, inspirй de deux faits divers. Premiиrement, l'affaire Lafargue : un ouvrier tombe amoureux d'une femme mariйe. Mais celle-ci veut rompre. Lafargue se venge en la tuant. Deuxiиmement, l'affaire Berthet. Ce fils de marйchal-ferrant est admis au sйminaire de Grenoble (la ville natale de Stendhal). Mais, trиs malade, le jeune homme est obligй d'interrompre ses йtudes et devient prйcepteur dans une famille riche. Il est alors accusй d'avoir une liaison avec la maоtresse de maison. Renvoyй, Berthet reprend du service dans la maison voisine ou il est soupзonnй de sйduire la mиre de ses йlиves. Persйcutйe par son ancienne maоtresse qui ne supporte pas d'avoir йtй si facilement remplacйe, le jeune Berthet se venge et lui tire dessus. Il est ensuite condamnй а mort.

Complexe d'infйrioritй

Les traits principaux de la pauvre vie de Julien Sorel, le hйros du roman, sont un mйlange de ces deux histoires. Pas trиs imaginatif, le pиre Stendhal qui s'est contentй de dйpouiller les chiens йcrasйs. Mais grace а son style souple et prйvenant -il n'hйsite pas а s'inquiйter de l'ennui du lecteur-, il est vite pardonnй.

Julien est fils de charpentier. Mais il est chйtif et adore la lecture, deux dйfauts impardonnables pour rйussir dans le mйtier de son pиre. Que peut-il faire alors ? S'il йtait nй plus tot, il aurait pu servir dans l'armйe de Napolйon, “l'homme providentiel” que Dieu a envoyй pour sauver le peuple, et s'habiller de rouge. Mais il est trop tard. Dйterminй а faire carriиre а tout prix, il choisit la religion et l'habit noir. Il apprend par cur toute la Bible en latin et devient un phйnomиne, un miracle. Julien Sorel gravit alors les йchelons de la sociйtй et se retrouve prйcepteur chez M. de Rкnal. Peu de temps aprиs, il a une liaison avec la femme de son patron. Dйcouvert, il quitte son emploi et se met ensuite au service de M. de la Mole. Sorel dйcouvre le milieu de l'ancienne noblesse parisienne et l'amour de Mathilde, la fille de son bienfaiteur. C'est le mariage mais Mme de Rкnal vient compromettre cette relation. Harcelй, Julien tente de la tuer dans une йglise de deux coups de pistolet, puis il est guillotinй. Fin sans gloire d'un ambitieux...

Julien Sorel est le hйros stendhalien par excellence, torturй par ses contradictions. Il sйduit dйjа deux femmes de natures tout а fait distinctes. L'une voit dans le jeune prйcepteur son fils aоnй. L'autre est hautaine et orgueilleuse. Mathilde vit encore dans le passй et recherche en Julien son aпeul Boniface de la Mole, l'amant de la reine Marguerite de Navarre, un maоtre tyrannique. De son cotй, Julien ne pense qu'а lui. Aimer Mme de Rкnal ou Melle de la Mole n'est qu'un prйtexte afin de faire ses preuves dans cette haute sociйtй et anйantir son complexe d'infйrioritй. Peur d'кtre mal traitй, peur surtout de paraоtre ridicule. Julien scrute, examine, analyse les moindres faits et gestes de ses conquкtes : Mme de Rкnal retire sa main de la sienne. Ne serait-ce pas lа une marque de mйpris ? Paralysй par l'obsession de son rang, Sorel ne parvient pas а йprouver de l'amour. Dans l'ame de ce jeune homme du peuple, les sentiments se brouillent.

Le Rouge et le Noir est une uvre attirante. Son titre d'abord fascine par la nettetй des couleurs. Le rouge, symbole d'un rкve militaire, peut-кtre le sang de Mme de Rкnal rйpandu sur le sol de l'йglise. Le noir, choisi par le hйros pour faire carriиre en se servant de la religion, peut-кtre aussi le deuil que porte Mathilde а la mort de son mari.

Par ailleurs, dans cette sociйtй machiavйlique, l'hypocrisie n'est point un dйfaut. Au contraire, elle est justifiйe, un avantage mкme dans un monde livrй aux vices, ou on ne trouve personne а admirer ou а respecter. Julien est l'un de ces hypocrites qui se sert des gens comme de ponts pour franchir les paliers de la hiйrarchie sociale et rйaliser ses rкves. En fait, Stendhal nous propose une chronique du XIXиme siиcle, d'une gйnйration de jeunes gens dont Sorel est le reprйsentant. Mais au-delа de l'espace du roman, il est aussi le miroir d'une jeunesse actuelle qui rкve, comme Julien sublime Napolйon, de vivre d'autres temps plus hйroпques.

Nissrine A. Sheikh

Le Rouge et le Noir raconte l’histoire de Julien Sorel , jeune homme admirateur de Napolйon qui hйsite entre une carriиre ecclйsiastique ou militaire , qui a du succиs auprиs des femmes , et qui , parti d’une situation difficile arrive petit а petit а une respectable situation , malheureusement а la fin du livre il dйcиde.

Dans ce roman , а travers le hйros , Stendhal fait l’йloge de Napolйon Bonaparte . Julien Sorel , dйs son plus jeune age ( ⁘⁘Dйs sa premiиre enfance , la vue de certains dragons du 6e , aux longs manteaux blancs et la tиte couverte de casques aux longs crins noirs , qui venaient d’Italie et que Julien vit attacher leurs chevaux а la fenкtre grillйe de son pиre , le rendit fou de l’йtat militaire . Plus tard , il йcoutait avec transport les rйcits des batailles du pont de Lodi , d’arcole , de Rivoli...’’) , admire l’Empereur et rendu а un age de rйflexion il regrette son dйpart (⁘⁘Depuis la chute de Napolйon , toute apparence de galanterie est sйvиrement bannie des moeurs de la province’’, ⁘⁘Quand la prйsence continue du danger a йtй remplacйe par les plaintes de la civilisation moderne , leur race (des ames hйroпques) a disparu du monde .’’ ⁘⁘Ah ! s’йcria-t-il (Julien)que Napolйon йtait bien l’homme envoyй de Dieu pour les jeunes Franзais ! Qui le remplacera ? Que feront sans lui les malheureux , mкme plus riches que moi , qui ont juste les quelques йcus qu’il faut pour se procurer une bonne йducation , et pas assez d’argent pour acheter un homme а vingt ans et se pousser dans une carriиre ! Quoi qu’on fasse , ajouta-t-il avec un profond soupir , ce souvenir nous empкchera d’кtre heureux !’’)

Et le rкve de Julien Sorel est de succйder а son hйros (⁘⁘Son bonheur n’eut plus de bornes lorsque , passant prиs du vieux rempart , le bruit de la petite piиce du canon fit sauter son cheval hors du rang . Par un grand hasard , il ne tomba pas ; de ce moment il se senti un hйros . Il йtait officier d’ordonnance de Napolйon et chargeait une batterie .’’)

Si vous avez ratй le roman

Stendhal ne sculptait pas ses romans dans le marbre. Il йcrivait vite, trиs vite, pour capter la vitesse de la vie, saisir son йpoque. La trame du roman est d'ailleurs tirйe d'un fait divers qui agita l'lsиre en 1827. Son hйros Julien Sorel est un jeune homme pauvre et douй qui, dans la France ultra et bigote de la Restauration, ne peut sortir de sa condition que par la prкtrise et les femmes, car Julien est beau garзon. Il n'est pas Rastignac, trop impйtueux pour cela. Ni Don Juan. Ce sont les femmes qui le choisissent.

D'abord, madame de Rкnal, la provinciale, йpouse du maire de Verriиres, la petite ville ou Julien est nй, qui l'a engagй comme prйcepteur des enfants. Puis Mathilde de La Mole, la Parisienne, enfant gatйe et fanstasque du marquis de La Mole, un pair du royaume dont Julien est devenu le secrйtaire. Alors qu'il est sur le point d'йpouser la jeune fille, il prend connaissance de la lettre, toute de venin, que madame de Rкnal a envoyйe а son futur beau-pиre, le marquis. Il dйcide de la tuer. Julien, comme tous les hйros de Stendhal, ne mourra pas dans son lit.

Un grand йcrivain appartient а tout le monde et

Stendhal est de ce point de vue un йcrivain singulier, pour employer un qualificatif qu'il affectionne, au point qu'on le trouve parfois а plusieurs reprises dans la mкme page de l'un de ses romans et des centaines de fois dans son oeuvre.

Singulier d'abord parce qu'il a йtй peu lu de son vivant, mкme s'il a suscitй l'admiration de Balzac et de Goethe, ce qui n'йtait pas rien. Lui-mкme pensait qu'il serait lu plus tard, en 1880, en 1930... et il avait vu clair. Il est aujourd'hui considйrй dans le monde comme un des plus grands йcrivains de tous les temps, si son temps l'a ignorй.

Mais il n'a jamais cessй de susciter des sentiments divers et s'il йveille chez les uns une sympathie pour des raisons parfois contradictoires, d'autres au seul bruit de son nom dйbordent d'indignation et d'injures.

Ainsi Claudel, vous le savez, qui voyait encore en lui "un pachyderme", un "йpais philistin" et se conentait de le classer dans le nombre des "ratйs et des refoulйs de l'amour".

En ce qui me concerne ce que je trouve singulier chez ce grand йcrivain, ce que j'aime en lui, c'est justement qu'il est un personnage contrastй, а l'image de la vie elle-mкme. Certains de ses dйtracteurs - et amis quelquefois - ont beau jeu de dire qu'il a tenu sur tel personnage ou tel йvйment historique des propos contradictoires mais, j'y reviendrai, il me semble au contraire qu'au-delа de ces contradictions, qu'il se situe, lucidement, dans le sens du devenir historique et qu'il porte un jugement perspicace sur la sociйtй de son temps. S'il ne se refuse pas а voir les contradictions, y compris les siennes propres, il reste ancrй sur l'essentiel. Ce qui le conduit а jeter un regard sйvиre sur l'йpoque de la Restauration et de la monarchie de Juillet, en restant fidиle а ses premiиres amours jacobines.

Il est singulier que Stendhal passe encore aujourd'hui dans certains milieux pour l'avocat de Tartuffe а cause du Rouge et Noir.

Dиs son enfance au contraire, le jeune Beyle se rйvolte devant toutes les manifestations d'hypocrisie. Et а la fin de sa vie, il remarque dans Henri Brulard : "La sociйtй prolongйe avec un hypocrite me donne un commencement de mal de mer."

Toute son oeuvre sera marquйe par ce sentiment.

Il y a d'abord l'aspect littйraire du problиme, la question du style : on sait comment l'horreur de l'emphase le conduit а prendre le Code civil pour modиle - du moins l'assure-t-il - et comment il faillit, dit-il, se battre en duel а cause de "la cime indйterminйe des forкts" de Chateaubriand, qui trouvait des admirateurs dans son rйgiment.

"Le style de M. de Chateaubriand et de M. Villemain me semble dire : 1. beaucoup de petites choses agrйables mais inutiles а dire... 2. beaucoup de petites faussetйs agrйables а entendre."

On sait aussi comment, pour protester contre l'enseignement que lui dispense le jйsuite Raillane, il se rйfugie avec passion dans l'йtude des mathйmatiques, ou, pense-t-il, l'hypocrisie n'est pas possible. Ces chиres mathйmatique dont, faisant beaucoup plus tard le bilan de sa vie, il pouvait dire encore dans La Vie d'Henri Brulard : "J'aimais et j'aime encore les mathйmatiques comme n'admettant pas l'hypocrisie et le vague, mes deux bкtes d'aversion."

Paul Valйry a raison de remarquer : "Suprкmement sensible а l'hypocrisie, il flaire а cent lieues, dans l'espace social, la simulation et la dissimulation. Sa foi dans le mensonge universel йtait ferme et presque constitutionnelle."

Mais ce n'est lа encore qu'une approche de la question. Pendant longtemps, son journal en fait foi, Stendhal a йtй hantй par le Tartuffe de Moliиre. Dans Le Rouge et le Noir, il s'attaque lui-mкme au coeur du problиme et nous fait comprendre admirablement qu'il ne s'agit pas en l'occurrence de psychologie individuelle, ni encore moins de mйtaphysique, mais en derniиre analyse de politique.

Car le vйritable accusй dans Le Rouge et le Noir, ce n'est pas Julien, mais la sociйtй. Et non pas la sociйtй en gйnйral donnйe une fois pour toutes, mais celle que connaоt Stendhal et dont il dйmonte les rouages avec une prйcision d'horloger.

La rйvolte de Stendhal est historiquement datйe. Que nous montre en effet Le Rouge et le Noir ? Que, dans une sociйtй soumise а la tyrannie d'une classe dominante (et l'auteur dйcrit trиs concrиtement comment s'exerce, sous la Restauration, cette domination des nobles et de la Congrйgation), celui que le sort a fait naоtre dans une "classe dite infйrieure" n'a le choix qu'entre l'hypocrisie et la rйvolte. Et Le Rouge et le Noir, cotй Julien, est rйvolte et non pas hypocrisie;

La morale, c'est tout ce qui est utile а la caste privilйgiйe. L'hypocrisie n'est pas dans ce cas le fait de l'individu. Elle est partout, elle est la condition mкme du bon fonctionnement du systиme social. C'est la sociйtй qui l'impose а l'individu, et celui-ci n'a pas le choix, il est contraint d'accepter la rиgle du jeu, de feindre d'кtre dupe s'il ne veut pas кtre rejetй et condamnй. Car "mentir n'est-il pas la seule ressource des esclaves" ?

L'"йgotisme" dont Stendhal a fait sa philosophie personnelle n'est au fond que l'aspiration de l'individu а se libйrer de cette gangue sociale, qui l'empкche de s'йpanouir.

A plusieurs reprises, dans son Journal, il feint de s'excuser d'avoir recours au mot et а la chose comme s'il йtait inconvenant de parler de soi. Ne soyons pas dupe de cet accиs de modestie littйraire а laquelle il nous convie sans beaucoup y croire.

Ce qui est vrai c'est que l'йgotisme n'est ni exemplaire ni valable en tout temps et en tout lieu. Sa valeur est singuliиre, circonstancielle et se mesure а la qualitй de celui qui le pratique. M. de Chateaubriand peut apparaоtre, c'est Stendhal lui-mкme qui le dit, comme "le roi des йgotistes", il opиre cependant sur un autre registre que l'auteur du Rouge et Noir, qui remarque : "Je suis comme une femme honnкte qui se ferait fille : j'ai besoin de vaincre а chaque instant cette pudeur d'honnкte homme qui a horreur de parler de soi."

L'йgotisme c'est la rйsistance а une sociйtй injuste, avec les moyens du bord. C'est la revendication d'кtre soi-mкme face а des contraintes extйrieures jugйes inacceptables. D'ou l'exaltation permanente du naturel qui s'oppose а la vanitй, comme l'кtre s'oppose au paraоtre. Le naturel c'est la sincйritй, la passion, le mйpris des faux-semblants et des convenances, le refus d'accepter la rиgle d'un jeu social fondй sur le mensonge. Ce n'est donc pas de l'йgoпsme et ce n'est pas seulement la volontй de se faire, suivant le mot de Valйry, "l'insulaire de l'Ile Moi" car Stendhal et ses hйros professent une morale qui est, comme toute morale, une rиgle de la vie en sociйtй : celle de l'utilitй.

L'йgotisme est une rйaction d'autodйfense de l'individu а cette йpoque prйcisйment - celle de la Restauration et de la monarchie de Juillet - contre les sentiments bas, les ambitions subalternes, l'amour de l'argent, l'intolйrance et l'arbitraire du despotisme : "Tout ce qui йtait tyrannie, йcrit Stendhal, me rйvoltait et je n'aimais pas le pouvoir."

Cette aspiration а la libertй dйpasse le niveau de la revendication individualiste. Elle est porteuse d'un espoir plus vaste qui rйconcilierait l'homme rйvoltй avec la sociйtй. Mais cet espoir est exclu dans un systиme fondй sur le mensonge et l'obscurantisme. Qu'il s'agisse de l'Italie fйodale, de la France de la Restauration, ou de la monarchie de Juillet, partout c'est l'hypocrisie qui fait loi. Quel est le leitmotiv de l'enseignement dispensй par la Congrйgation sous Charles X : "Ce sont les livres qui ont perdu la France." Quelle est la philosophie en honneur dans les classes dirigeantes а Parme ? "Le marquis del Dongo professait une haine vigoureuse pour les Lumiиres : ce sont les idйes, disait-il, qui ont perdu l'Italie." Quel est le conseil donnй а Fabrice par le bon abbй Blanиs (dйtestй par le marquis "parce qu'il raisonne trop pour un homme de si bas йtage") : "Si tu ne deviens pas hypocrite, lui disait-il, peut-кtre tu seras un homme." Quelle est la rиgle de conduite impйrative dans le noble salon de l'hotel de La Mole ou Julien, qui fait ses premiers pas d'homme introduit dans le monde, s'aperзoit que "la moindre idйe vive semblait une grossiйretй" ? Stendhal nous rйsume cette rиgle non йcrite en paraphrasant Beaumarchais : "Pourvu qu'on ne plaisantat ni de Dieu, ni des prкtres, ni du roi, ni des gens en place, ni des artistes protйgйs par la cour, ni de tout ce qui est йtabli, pourvu qu'on ne dоt de bien ni de Bйranger, ni des journaux de l'opposition, ni de Voltaire, ni de Rousseau, ni de tout ce qui se permet un peu de franc-parler, pourvu surtout qu'on ne parlat jamais de politique, on pouvait librement raisonner de tout."

Pour Stendhal, le pouvoir engendre inйvitablement la courtisanerie et il йcrit joliment : "Le chevalier bйgayait un peu parce qu'il avait l'honneur de voir souvent un chevalier qui avait ce dйfaut."

Mais c'est peut-кtre le personnage de Lamiel - sorte de double fйminin de Julien Sorel - qui manifeste avec le plus d'йclat son dйgoыt de l'imposture et son refus d'кtre dupe des fausses apparences : "Le premier sentiment de Lamiel а la vue d'une vertu йtait de croire а une hypocrisie." Elle pousse mкme jusqu'а l'absurde cette volontй d'кtre sincиre pour sa part, quoi qu'il en coыte, et d'кtre aimйe en retour pour elle-mкme et non seulement pour sa beautй.

C'est le singulier йpisode du "vert de houx" lorsqu'elle frotte une de ses joues avec ce produit pharmaceutique qui a la propriйtй d'enlaidir momentanйment les plus charmants visages. Elle veut vйrifier si le jeune duc qui est amoureux d'elle rйsistera а cette йpreuve. Estimant que l'amour vйritable ne peut se contenter de l'apparence, elle entreprend ce jeu singulier, un peu comme cette hйroпne de l'Astrйe qui se dйchire le visage avec son diamant pour s'assurer qu'elle est rйellement aimйe. Telle est l'exigence absolue de la passion selon Stendhal. Telle aussi la mйfiance profonde de ses hйros а l'йgard de ce qui leur paraоt mensonge, truquage, hypocrisie dans "cet ignoble bal masquй qu'on appelle le monde" (Lucien Leuwen, cap. 17).

Aprиs avoir dйcouvert que "le monde" - la sociйtй de la Restauration et de la monarchie de Juillet - est un ignoble bal masquй, aprиs avoir mis а nu le fonctionnement d'un systиme fondй sur l'hypocrisie et la tyrannie de l'argent, quelle attitude va adopter le hйros stendhalien а la recherche du bonheur ?

La rйponse а cette question est liйe а l'appartenance sociale des hйros : constatation qui pourrait apparaоtre comme un truisme si la littйrature jusqu'а lui n'avait pas - pour des raisons historiquement comprйhensibles - а peu prиs totalement masquй cet aspect des choses. C'est mкme lа un des traits qui font de Stendhal un romancier dйlibйrйment moderne : Le Rouge et le Noir par exemple est sans doute dans notre histoire le premier roman ou le problиme de classe soit posй avec une telle nettetй, ou il constitue la trame mкme de l'action.

Il existe un dйnominateur commun а la plupart des personnages de Stendhal, mкme les plus diffйrents au premier abord, sans doute parce que l'auteur a mis dans chacun d'eux beaucoup de ses rкves et de sa propre expйrience. Cependant leur comportement est fonction du milieu dont ils sont issus et pour tout dire de leur classe.

Toute sa vie, Henri Beyle a йtй un touriste passionnй du monde sous tous ses aspects. Mais il n'a pas seulemnt parcouru les routes d'Europe. Dans son oeuvre, il nous invite а une vйritable exploration des classes sociales.

Tout se passe comme s'il s'йtait dit : "Qu'aurais-je pu кtre si j'йtais nй paysan et pauvre sous la Restauration ?" Et il a crйй Julien Sorel. Fils de banquier sous Louis-Philippe, il aurait pu кtre Lucien Leuwen. Et Fabrice del Dongo, s'il йtait nй noble dans une petite principautй d'Italie au dйbut du XIXe siиcle. Il a mкme poussй la curiositй jusqu'а se dire : "Et si j'avais йtй une femme." Il a alors йcrit Lamiel, roman trиs en avance sur son йpoque et qui pose avec une audace а faire grincer les dents de beaucoup le problиme de l'йmancipation de la femme.

Tous ses hйros, chacun а sa maniиre, se sentent йtrangers dans la sociйtй ou ils vivent. Pour la mкme raison fondamentale. Mais ils rйagissent diffйremment compte tenu de leur origine sociale. A vingt ans, dans son Journal, Stendhal s'adressait а lui-mкme cette mise en garde : "Ne pas prкter а des gens d'une classe des idйes que l'on n'a que dans une autre classe. Les gens du peuple parlent-ils souvent du bonheur comme nous l'entendons ?" Julien Sorel est en butte а l'humiliation et а la pauvretй, mais non pas Fabrice ou Lucien Leuwen que le sort a comblйs. Ceux-lа s'ennuient, l'autre non.

C'est en liaison avec la sociйtй de son temps que Stendhal pose le problиme de l'"Ennui", ou si l'on veut du "Mal du Siиcle". Lа encore sa position est rйsolument antimйtaphysique parce qu'il flaire la mystification derriиre la grandiloquence des attitudes. Tout d'abord il n'a pas assez de sarcasmes а l'йgard de ceux qui se sont conquis une cйlйbritй en se faisant les spйcialistes du dйsespoir. "Ce qui fait marquer ma diffйrence avec les niais importants ... qui portent leur tкte comme un saint sacrement, c'est que je n'ai jamais cru que la sociйtй me dыt la moindre chose. Helvйtius me sauva de cette йnorme sottise. La sociйtй paie les services qu'elle voit."

Aprиs avoir ramenй le problиme du ciel sur la terre, il diagnostiqua le "Mal du Siиcle" en ces termes : "Les sentiments vagues et mйlancoqliques, partagйs par beaucoup de jeunes gens riches а l'йpoque actuelle, sont tout simplement l'effet de l'oisivietй."

Julien ne connaоt pas l'ennui parce qu'il a, comme dira plus tard Rimbaud, "la rйalitй rugueuse а йtreindre". Lucien ou Fabrice, au contraire, doivent lutter contre le monstre et ne peuvent y йchapper que par l'amour.

Le hйros de Stendhal ne se croit pas l'objet d'une malйdiction divine. Il ne s'estime mкme pas personnellement victime de l'incomprйhension ou de la mйchancetй des autres : "Je n'ai jamais eu l'idйe que les hommes fussent injustes pour moi." Non, sa critique est plus fondamentale. Il rejette la rиgle du jeu de la sociйtй dans laquelle il vit. Julien, le plйbйien, parce que cette sociйtй l'opprime, Fabrice ou Lucien - les privilйgiйs - parce qu'elle opprime les autres et qu'elle ne leur offre pas une raison de vivre. L'un est en lutte contre la sociйtй, les autres sont en marge de leur classe. Les uns et les autres, au fond, pour la mкme raison d'ordre moral : mкme ceux qui en tirent profit ne se satisfont pas de l'injustice.

En peignant la rйalitй telle qu'elle est, Balzac nous donne, dans La Comйdie humaine, une critique fйroce de la sociйtй bourgeoise que la dйdicace de La Rabouilleuse dit "basйe uniquement sur le pouvoir de l'argent".

Cependant, jamais Balzac ne met en cause la lйgitimitй de l'ordre social, au plus haut degrй duquel il veut parvenir. Stendhal, quelles que soient les tentations, rйpugne а entrer dans le jeu : il reste un opposant politique.

Mais le monde йcrit par les deux romanciers est le mкme. La Comйdie humaine est bien l'ignoble bal masquй qu'йvoque Stendhal. C'est l'йpoque de l'ambition effrйnйe, fille de la rйvolution industrielle.

L'objectif c'est d'arriver, sans кtre dйlicat sur le choix des moyens. Le premier commandement c'est d'accepter, les yeux fermйs, la rиgle du jeu, et il est caractйristique que Stendhal et Balzac utilisent exactement la mкme image pour en montrer la nйcessitй.

Quand la duchesse Sanseverina veut expliquer а son neveu Fabrice l'attitude qu'il doit observer pour gravir les йchelons dans "le parti de l'Eglise", elle a ces mots : "Crois ou ne crois pas а ce qu'on t'enseignera, mais ne fais jamais aucune objection. Figure-toi qu'on t'enseigne les jeux du whist. Est-ce que tu ferais des objections aux rиgles du whist ?"

Exactement de la mкme maniиre chez Balzac, Vautrin incite son protйgй Rastignac, s'il veut faire fortune, а respecter scrupuleusement les lois mises en place par le pouvoir йtabli. "Quand vous vous asseyez а une table de bouillotte, en discutez-vous les conditions ? Les rиgles sont lа, vous les acceptez..." Cet "ennemi de la sociйtй" n'est pas insensible aux vertus du conformisme. Aussi finira-t-il chef de la Sыretй. Comme le personnage rйel dont s'est inspirй Balzac, c'est-а-dire Franзois Eugиne Vidocq, ancien bagnard, qui devint le chef de la police parisienne.

Comme le dit Vautrin, ce moraliste lucide qui sait de quoi il parle : "l'honnкtetй ne sert а rien."

C'est ici que le hйros de Stendhal se sйpare du hйros de Balzac. Dans ce siиcle d'ambitieux forcenйs - presque tous les personnages de premier plan de La Comйdie humaine le sont - il occupe une place singuliиre. Ni Fabrice, ni Lucien Leuwen ne sont des ambitieux. Et si Julien Sorel l'est un moment, il ne s'agit pas en ce qui le concerne d'une ambition ordinaire. C'est "une jeune pauvre et qui n'est ambitieux que parce que la dйlicatesse de son coeur lui fait un besoin de quelques-unes des jouissances que donne l'argent". Il s'agit davantage chez lui d'une rйvolte de l'orgueil, d'un rйflexe d'autodйfense pour йchapper а l'humiliation puis d'une rиgle de conduite que faisant violence а ses sentiments profonds il s'est fixйe pour se prouver а lui-mкme ses mйrites malgrй le handicap de classe. Mais il n'arrive jamais а faire taire en lui la voix du coeur, et son cynisme n'est que de surface. A chaque instant sa sensibilitй risque de mettre en pйril le fragile йchafaudage de ses intrigues. Et c'est quand il a atteint le comble de la rйussite qu'il se perd par une comportement suicidaire qu'aucun ambitieux vйritable n'aurait adoptй.

Comme les hйros du Rouge et de la Chartreuse, les Rastignac et les Rubemprй jugent sans illusion cette jungle sociale ou, selon Balzac, rиgne "la toute-puissante piиce de cent sous", et ou selon Stendhal "la condamnation а mort est la seule chose qui ne s'achиte pas". Mais aprиs avoir versй quelques larmes, Rastignac choisit а sa maniиre de se diriger vers les hauteurs. Il se jure de "parvenir, parvenir а tout prix!", car il ne veut pas finir dans les rangs des vaincus.

Voilа pourquoi au contact de la vie parisienne il enterre avec Le Pиre Goriot les enthousiasmes gйnйreux et les derniers scrupules de sa jeunesse. Le dйfi fameux qu'il lance alors а Paris marque le terme de la rйvolte morale et en un sens le commencement de la rйsignation. L'honnкtetй ne paie pas en effet. Dйsormais la rиgle du jeu est acceptйe, et avec elle la lйgitimitй de l'ordre bourgeois. Il s'agit de pйnйtrer dans le monde des privilиges et de se tailler un fief а sa mesure. Peu importent les moyens, que l'on doive son succиs, comme Rastignac, aux faveurs de la femme d'un banquier ou, comme Rubemprй, а l'amitiй йquivoque d'une canaille йvadйe du bagne. L'essentiel est de participer au "mouvement ascensionnel de l'argent" et d'arriver, mкme si on doit pour cela йcraser les plus faibles et flatter les puissants, trahir les amitiйs, laisser condamner les innocents, йtouffer en soi tout sentiment humain. C'est le prix de la rйussite.

Tout autre est l'attitude de Julien Sorel.

Si Julien dйcide de se vouer au machiavйlisme politique pour conquйrir les conditions matйrielles nйcessaires selon lui au dйveloppement de "l'homme libre", il refuse en fait de jouer le jeu, et sa sensibilitй l'emporte а tout moment sur sa volontй d'hypocrisie.

Au demeurant Stendhal ne veut pas qu'on s'y trompe. Au dйnouement du Rouge, l'auteur, comme le choeur dans les tragйdies antiques, intervient pour tirer la morale de l'histoire et prendre la dйfense de son hйros : "Il йtait encore bien jeune, mais, suivant moi, ce fut une belle plante. Au lieu de marcher du tendre au rusй comme la plupart des hommes, l'age leur eыt donnй la bontй facile а s'attendrir, il se fыt guйri d'une mйfiance folle ... Mais а quoi bon ces vaines prйdictions."

"Au lieu de marcher du tendre au rusй", comme Rastignac, comme tous les ambitieux forcenйs de ce temps... Mais Julien Sorel n'est pas de cette lignйe. Ce dont il a besoin avant tout c'est de sa propre considйration, fidиle en cela а une devise chиre а Stendhal : "Se f... complиtement de tout, exceptй de sa propre estime." L'homme qu'il admire le plus, c'est Altamira, le conspirateur йpris de justice sociale et pour lequel il n'est qu'une morale, celle de l'utilitй. Telle est йgalement dans les conditions particuliиres de leur classe, alors que toutes les fйes se sont penchйes sur leur berceau, l'attitude de Lucien et de Fabrice, comblйs par le sort, mais qui se rйvиlent des "inadaptйs" en ce sens qu'ils refusent d'entrer dans le jeu, de jouir sans remords de leurs privilиges et qu'ils jugent l'ordre social avec le mкme mйpris lucide que le hйros du Rouge et Noir.

Au dйnouement, devant les jurйs qui vont le condamner а mort, il se prйsente une fois de plus comme le "plйbйien rйvoltй" et prononce contre cette justice de classe, dont la fonction est moins de frapper le crime que la rйvolte devant l'ordre bourgeois, un rйquisitoire passionnй :

"Messieurs, je n'ai point l'honneur d'appartenir а votre classe, vous voyez en moi un paysan qui s'est rйvoltй contre la bassesse de sa fortune. "Je ne vous demande aucune grace ... Je ne me fais aucune illusion, la mort m'attend : elle sera juste. J'ai pu attenter aux jours de la femme la plus digne de tous les respects, de tous les hommages. "Voilа mon crime, messieurs, et il sera puni avec d'autant plus de sйvйritй que, dans le fait, je ne suis point jugй par mes pairs. Je ne vois point sur les bancs des jurйs quelque paysan enrichi mais uniquement des bourgeois indignйs..."

Ce texte, souvent citй, que Stendhal йcrivit dans les derniиres annйes de sa vie, semble bien exprimer sa pensйe profonde qu'il livre sans complaisance. Rien ne lui fait plus horreur que l'hypocrisie, et il ne veut pas se montrer meilleur qu'il n'est. D'ou cette brutalitй dans la franchise qui, au lieu de chercher а arrondir les angles, le conduit а accentuer le trait par un goыt du scandale qui se confond avec celui de la vйritй.

S'agissant du peuple, il nous livre le fruit de ses rйflexions avec un rien de provocation qui cache sans doute une rйvolte profonde devant l'injustice de l'humaine condition. Oui, il dйsire passionnйment le bonheur du peuple, mais ce serait un supplice de tous les instants que de vivre avec lui. Amer constat d'impuissance mais pourquoi jeter les belles ames et farder la vйritй ? Oui, il prйfиre la compagnie de ceux qui aiment la musique de Mozart et les tragйdies de Shakesperare. Comme le dit un de ses hйros : "Vivre sans conversation piquante est-ce une vie heureuse ?"

Non qu'il accepte l'injustice sociale et se range du cotй des classes privilйgiйes. Qu'il s'agisse d'Armance, du Rouge et Noir, de Lucien Leuwen, ses romans sont une condamnation sans appel de la sociйtй nйe de la rйvolution bourgeoise, aucune des classes dirigeantes qui se disputent le pouvoir et l'argent ne trouve grace а ses yeux : "Jamais les hommes de salon ne se lиvent le matin avec cette pensйe poignante : comment dinerai-je ?"

Mais d'abord, il faut se souvenir de ce qu'est le peuple au dйbut du XIXe siиcle, la misиre а laquelle il est rйduit, l'йducation dont il est privй, ses intolйrables conditions de vie, sa vulnйrabilitй а la maladie, l'alcoolisme, l'insalubritй de l'habitat ouvrier. Telle est la terrible rйalitй du moment. Le peuple est alors proche de la vision qu'en donne Hugo dans Les Misйrables ou Eugиne Sue dans Les Mystиres de Paris.

Voici par exemple comment un historien йvoque la vie des ouvriers sous Napolйon : "La durйe du travail quotidien dйpasse dix heures; elle va de cinq heures du matin а sept heures du soir en йtй et de six heures du matin а six heures du soir en hiver, avec deux heures de repas...L'ouvrier est dйsarmй devant le patron : interdiction des compagnonnages et des coalitions, obligation du livret ... C'est а l'age de douze ans ou quatorze ans que l'on entre а l'atelier, mais dиs sept ans certains enfants sont employйs dans les fabriques а dйvider la laine et le coton. Autant dire que l'instruction est quasi inexistante, la frйquentation d'une йcole impossible ... La combativitй n'est pas trиs dйveloppйe, la conscience de classe inexistante ... Des caves de Lille aux taudis de la Citй, l'insalubritй de l'habitat ouvrier est gйnйrale. Le docteur Menuret le constate en 1804."

Stendhal a conscience а la fois de l'injustice faite au peuple et de sa propre impuissance а changer cette situation. D'ou son repli sur les "happy few". Ce qui n'empкche pas dans son oeuvre, l'йcrivain de prendre parti, et dans Le Rouge et le Noir de tйmoigner pour "cette classe de jeunes gens qui, nйs dans une classe infйrieure et en quelque sorte opprimйe par la pauvretй, ont le bonheur de se procurer une bonne йducation et l'audace de se mкler а ce que l'orgueil des gens riches appelle la sociйtй".

Mais les "happy few", je l'ai dйjа notй, ne se recrutent pas seulement dans les couches sociales privilйgiйes ou mкme parmi ceux, comme Julien, qui ont eu "le bonheur de se procurer une bonne йducation". La vйritable noblesse pour Stendhal c'est celle du coeur. Quel est, dans sa jeunesse, l'homme pour lequel il йprouve le plus d'estime ? C'est le valet de chambre de son grand-pиre.

Le Grenoblois qui lui paraоt le plus noble ? Un ancien laquais. Avec qui se lie d'amitiй le jeune Fabrice au chateau de Grianta ? Avec les hommes d'йcurie. Qui est Ferrante Palla, conspirateur et voleur de grand chemin ? "L'homme sublime" de La Chartreuse.

Et lorsque Stendhal dйclare abhorrer ce que l'on appelle de son temps "la canaille", ce jugement est singuliиrement tempйrй par l'admiration qu'il йprouve pendant les trois Glorieuses pour le courage et la grandeur du peuple, "hйroпque et plein de la plus noble gйnйrositй aprиs la bataille".

Quelles que soient les diffйrences de gйnie, de tempйrament, de vocation entre le dilettante de la chasse au bonheur et un philosophe comme Karl Marx, on ne peut qu'кtre frappй - et je l'ai йtй depuis longtemps - par la similitude de l'analyse de la monarchie de Juillet et que l'on retrouve dans le Lucien Leuwen d'Henri Beyle, et Les Luttes de classes en France de Karl Marx.

L'horreur du "vague" chez Stendhal nous vaut une analyse singuliиrement prйcise de la monarchie de Juillet. Lucien Leuwen est une des plus violentes critiques, faite par un romancier, de la sociйtй dominйe par l'argent.

Il s'agit d'une sociйtй dйterminйe, dominйe par l'aristocratie financiиre а une йpoque elle-mкme dйterminйe, celle de Louis-Philippe et de l'hйgйmonie de cette fraction de la bourgeoisie franзaise dont parle Marx.

Laffitte c'est le banquier Leuwen, pиre du hйros.

Il est admirable que Stendhal, dans un roman, ait йtй amenй а dйcrire avec autant d'exactitude la nature et les moyens du pouvoir : а la tкte de l'Etat, la Banque, "cette nouvelle noblesse gagnйe en йcrasant ou en escamotant la rйvolution de Juillet". La Banque qui a mis sur le trone celui que le romancier appelle non pas Robert Macaire, comme Karl Marx, mais ce qui revient au mкme dans son langage codй "le plus fripon des kings".

Les ministres qui acceptent de protйger le fils d'un banquier parce qu'ils spйculent а la Bourse, et qu'un "ministиre ne peut dйfaire la Bourse mais (que) la Bourse peut dйfaire un ministиre". Les prйfets qui fabriquent les йlections sans gloire - facilitйes par le rйgime censitaire - malgrй une distribution judicieuse des pots-de-vin, des dйbits de tabac et des annйes de prison. La police -ou plutot les polices - dont le souci "est de veiller а ce que trop d'intimitй ne s'йtablisse entre les soldats et les citoyens" et qui de temps en temps fait assassiner un soldat par des provocateurs vкtus en ouvriers (l'incident Kortis qui met en scиne un agent du pouvoir blessй par une sentinelle qu'il voulait dйsarmer est historique). La religion que le gouvernement des banquiers libres-penseurs autant que celui de la Restauration bien-pensante rйvиre, parce qu'elle est "le plus ferme appui du gouvernement despotique". L'armйe dont la fonction n'est pas de dйfendre la patrie mais de "sabrer les tisserands et pour qui l'expйdition de la rue Transnonain est la bataille de Marengo".

Il ne s'agit mкme plus d'un coup de pistolet au milieu d'un concert mais d'un concert de coups de pistolet, d'un feu roulant de mousqueterie sur la monarchie de Juillet, ses bailleurs de fonds, ses courtisans et ses policiers.

Alors que va devenir le hйros stendhalien dans ce bourbier ? Comment va-t-il s'y prendre pour aller а la chasse au bonheur ?

Prenons l'exemple de Lucien Leuwen.

Comme l'a notй Jean Prйvost, il est nй d'un rкve de compensation. Contrairement а Henri Beyle, il a un pиre riche qui l'aime, le comprend et le soutient. Sa mиre est vivante, et l'entoure de sa tendresse. Il est beau, йlйgant, enviй. Les grands de ce monde lui manifestent la considйration due а la richesse de son pиre. Enfin et surtout, il est aimй de Mathilde, ou plutot de Bathilde, puisque c'est le prйnom de Mme de Chasteller, incarnation littйraire du grand amour de Stendhal.

Dиs le dйpart, donc, toutes les conditions paraissent rйunies pour que Lucien ait une vie brillante et heureuse. Mais un lourd handicap pиse sur lui. Atteint de la "maladie du trop raisonner", la sociйtй telle qu'il la voit n'arrive pas а l'enthousiasmer.

D'ou les йtranges errements de ce fils de grand bourgeois. Dиs la premiиre phrase de son roman, Stendhal nous en donne la clй :

"Lucien Leuwen avait йtй chassй de l'Ecole Polytechnique pour s'кtre allй promenй mal а propos, un jour qu'il йtait consignй, ainsi que tous ses camarades : c'йtait а l'йpoque d'une des cйlиbres journйes de juin avril ou fйvrier 1832 ou 1834.

"Quelques jeunes gens assez fous, mais douйs d'un grand courage, prйtendaient dйtroner le roi, et l'Ecole Polytechnique (qui est en possession de dйplaire au maоtre des Tuileries) йtait sйvиrement consignйe dans ses quartiers. Le lendemain de la promenade, Lucien fut renvoyй comme rйpublicain."

La petite "promenade" si discrиtement йvoquйe qu'a accomplie Lucien, c'est celle qui l'a conduit le 5 juin 1832 aux funйrailles du gйnйral Lamarque. Ancien soldat de la Rйvolution et de l'Empire, volontaire en 1792, le gйnйral Lamarque s'est rendu populaire par son opposition aux Bourbons et а Louis-Philippe. Ses obsиques sont l'occasion d'une vйritable insurrection contre la monarchie de Juillet; elle se termine aprиs quarante-huit heures de violents combats par le massacre des derniers insurgйs au cloоtre Saint-Merri. Nous n'en sommes pas loin. On dйnombre quelque huit cents morts et blessйs.

Si les carlistes y participent, le courant rйpublicain est largement dominant. "L'union se rйalise dans le combat entre les jeunes bourgeois adhйrents aux sociйtйs rйpublicaines et les membres des corporations ouvriиres..."

C'est sur ces barricades que vont mourir Gavroche de Victor Hugo et Michel Chrйtien, le hйros rйpublicain du cloоtre de Saint-Merri, qui a touchй le coeur du monarchiste Balzac.

Lucien Leuwen, lui, n'en mourra pas, mais il est renvoyй de l'Ecole, et sans le salon et l'argent de son pиre, "jamais (dit-il lui-mкme), je ne me relиverai de la profonde disgrace ou nous a jetйs notre rйpublicanisme de l'Ecole Polytechnique".

A l'un de ses amis moins scrupuleux qui l'invite а entrer sans plus attendre dans la carriиre, il rйpond : "Tu as cent fois raison ... mais je suis bien а plaindre : j'ai horreur de cette porte par laquelle il faut passer; il y a sous cette porte trop de fumier."

Comme Stendhal, son hйros est un jacobin qui pense que la Rйvolution franзaise a йtй un jalon dйcisif sur la voie des temps modernes et de la conquкte du bonheur pour les peuples. Il considиre avec un mйpris amusй les nostalgiques de l'Ancien Rйgime qui gйmissent sur la dйcadence franзaise : "Rien n'йtait plus plaisant aux yeux de Lucien, qui croyait que c'йtait prйcisйment а compter de 1786 que la France avait commencй а sortir un peu de la barbarie ou elle est encore а demi plongйe."

Mais la Rйvolution a dйbouchй sur "l'Empire et sa servilitй", et les anciens gйnйraux de Napolйon, si braves hier au combat pour la patrie, se sont mus en courtisans ou en policiers : "Heureux les hйros morts avant 1804 !" Napolйon, au moment de la signature du Concordat, exile un de ses gйnйraux aprиs ce bref dialogue avec lui : "La belle cйrйmonie, Delmas ! c'est vraiment superbe, dit l'empereur revenant de Notre-Dame. - Oui, gйnйral, il n'y manque que les deux millions d'hommes qui se sont fait tuer pour renverser ce que vous relevez." Et ce qui a succйdй а l'Empire est plus mйprisable encore. La Restauration avec le retour des йmigrйs dans les fourgons de la Sainte-Alliance, la Terreur blanche, le triomphe de l'obscurantisme. Enfin, la monarchie de Juillet, avec Robert Macaire sur le trone et la Banque qui dispose ses rets, remplit ses coffres et assume le vrai pouvoir.

Nй trop tot ou trop tard, Lucien Leuwen ne sait ou porter ses pas : "En vйritй ... Je ne sais ce que je dйsire." Ce qui est sыr, c'est qu'il refuse le nouveau pouvoir ou il ne voit que mйdiocritй, bassesse, compromission et "presque le crime de l'humanitй envers le petite peuple". Certes, il est tentй par le rкve rйpublicain qui l'a dйjа conduit, jeune йtudiant, aux obsиques du gйnйral Lamarque. Dans son rйgiment qui "foisonne de dйnonciateurs et d'espions", son admiration va aux conjurйs romantiques qui ont devinй en lui la complicitй d'une ame noble et lui envoient un message de sympathie pour lui faire part de leurs opinions rйpublicaines.

Lucien Leuwen ne peut pas savoir que le rкve de ses chers rйpublicains un peu fous s'achиvera quelques dizaines d'annйes plus tard sous les balles des Versaillais au pied du mur d'un cimetiиre parisien. Un mur qui porte aujourd'hui leur nom.

Mais, au-delа de son dйgoыt pour le systиme en vigueur, il s'interroge sur celui qui pourrait suivre. En France il n'entrevoit rien de possible dans l'immйdiat.

Il songe un moment а partir en Amйrique qu'il imagine rйpublicaine, mais estime qu'il s'ennuierait lа-bas.

"Je prйfиrerais cent fois les moeurs йlйgantes d'un cour corrompue ... J'ai besoin des plaisirs donnйs par une ancienne civilisation."

Conscient de s'enfermer dans une impasse, il se juge sans indulgence : "Mais alors, animal, supporte les gouvernements corrompus, produits de cette ancienne civilisation; il n'y a qu'un sot ou un enfant qui consente а conserver des dйsirs contradictoires."

Ce sont pourtant ces dйsirs contradictoires qui portent la marque du hйros stendhalien. Il ne peut pas rйsoudre seul cette contradiction, et c'est а l'Histoire qu'il reviendra de trancher un jour le noeud gordien. Lucien rejette avec violence la sociйtй de son temps, mais il n'a ni les moyens, ni le goыt, ni vraiment l'envie de la remplacer par une autre dont les contours ne lui paraissent pas avec nettetй ou lui semblent au contraire trop abrupts.

Alors, que peut faire le hйros, sinon tenter de prйserver son intйgritй, puisque le terrain est minй par l'homme de qualitй. Se rйfugier une fois de plus dans l'йgotisme : "Au fond, je me moque de tout exceptй de ma propre estime", se dit Lucien. Ce qui signifie tout bien pesй qu'il ne se moque de rien. Mais cette dйmarche le conduit d'abord а refuser d'entrer dans le jeu, il n'accepte d'кtre ni conquйrant ni Rastignac, ni rйcupйrй comme Frйdйric Moreau, le hйros flaubertien de l'Education sentimentale. Il demeure fidиle а son attitude de protestataire : "Moi plйlйien et libйral je ne puis кtre quelque chose au milieu de toutes ces vanitйs que par la rйsistance."

Lucien Leuwen, c'est l'histoire d'un homme qui rкve d'une rйpublique utopique et qui, ne voyant rien venir, s'efforce de vivre sans perdre son propre respect dans une sociйtй dont il rejette la rиgle, bien qu'apparemment elle le favorise. C'est l'histoire d'une solitude а laquelle il ne peut йchapper lui aussi que par l'amour.

Pourquoi а la lecture de Stendhal suis-je frappй par l'acuitй de certaines rйflexions qui, au-delа de la diversitй des situations, des pays et des hommes, malgrй les annйes йcoulйes, me paraissent jeter encore une lueur fulgurante sur le comportement des individus ou des peuples face а la politique, au pouvoir et а ses pйrils ? Mкme et surtout quand il s'agit de ceux qu'il estime ou qu'il aime.

A propos de Napolйon, par exemple, dont il йcrit pourtant vers la fin de sa vie, sans doute pour mieux exprimer son mйpris а l'йgard de la Restauration et de la monarchie de Juillet, que ce fut "le seul homme qu'il respecta". Mais son admiration ne l'aveugle pas, qu'on en juge : "Treize ans et demi de succиs firent d'Alexandre le Grand une espиce de fou. Un bonheur exactement de la mкme durйe produisit la mкme folie chez Napolйon."

Sur la campagne d'Italie, alors que l'armйe franзaise, qui est encore celle de la Rйvolution, est accueillie d'abord avec enthousiasme parce qu'elle chasse l'occupant autrichien : "On renversa leurs statues et tout а coup l'on se trouva inondй de lumiиre." "Plus tard, l'enthousiasme diminua ... Le bon peuple milanais ne savait pas que la prйsence d'une armйe, fыt-elle libйratrice est toujours une grande calamitй."

Sur le pouvoir absolu qui engendre inйvitablement un rйgime policier : "L'empereur avait cinq polices diffйrentes qui se controlaient l'une l'autre. Un mot qui s'йcartait de l'adoration je ne dirai pas pour le despote, mais pour le despotisme, perdait а jamais."

Et enfin, ce trait а propos de Napolйon, qu'il admire pour ses mйrites mais sans illusions sur ses tares : "En 1807 j'avais dйsirй passionnйment qu'il ne conquit pas l'Angleterre. Ou se rйfugier alors ?"

Etrangement, quand je relis Stendhal, je suis saisi par la modernitй de son propos. On renversa leurs statues et l'on fut inondй de lumiиre ... Treize ans et demi de succиs firent d'Alexandre le Grand une espиce de fou ... Une armйe mкme libйratrice est toujours une grande calamitй. Ou se rйfugier alors ? ... Chaque fois, une image m'apparaоt, j'ai envie de combler les pointillйs en avanзant des noms de personnes ou de lieux qui ont dйfrayй la chronique de notre temps.

Il n'est pas d'autre moyen d'йchapper а l'ennui et au dйgoыt de l'hypocrisie sociale que l'amour. "L'amour a fait le bonheur et le malheur de ma vie", йcrit-il dans sa notice autobiographique.

Stendhal rencontre pour la premiиre fois en mars 1818 Mathilde dont il restera amoureux toute sa vie mais qui ne rйpondra pas а son amour.

A-t-elle йtй sur le point de rйpondre а sa flamme, comme il s'efforce de s'en convaincre bien des annйes aprиs ? A examiner d'un oeil froid le comportement de la belle, il est permis de penser que non et son refus n'est pas dы, comme il le pense, aux calomnies d'une amie indigne mais а la simple, banale et dйcisive raison qu'elle ne l'aimait pas.

Ah ! S'il avait eu la taille la plus fine et un visage plus sйduisant ! Si Mathilde l'avait aimй ! Toute sa vie sans doute en eыt йtй changйe. Mais peut-кtre n'aurions-nous pas eu Le Rouge et le Noir, La Chartreuse et Lucien Leuwen.

Car Stendhal incarne dans ses romans ses rкves d'amour fou. En crйant ses hйros il prend sa revanche sur les йchecs de sa propre vie : "Il se venge ... de n'кtre pas ce qu'ils sont. Tout йcrivain se rйcompense comme il peut de quelque injure du sort."

"Qu'une vie est heureuse, йcrit Pascal, quand elle commence par l'amour et qu'elle finit par l'ambition." Pour Stendhal l'amour est le commencement et la fin. De son enfance а ses derniиres annйes il n'a cessй d'кtre amoureux ou en quкte de l'amour. Dans tous ses romans il fait revivre les femmes qu'il a aimйes. Il йcrit Armance pour йchapper au dйsespoir que lui cause la rupture avec la comtesse Curial. De l'amour pour oublier Mathilde, les Promenades dans Rome dans le souvenir d'Alberte de Rubemprй

S'il a une tendresse particuliиre pour Milan, tenue par lui comme "le plus beau lieu de la terre" au point qu'il inscrit sur son йpitaphe : "Henri Beyle, Milanese", c'est tout simplement parce que c'est la ville de sa jeunesse et de ses amours, parce qu'il y a йtй heureux avec Angela et malheureux а cause de Mathilde. Malheureux mais amoureux, et l'important ce n'est pas d'кtre aimй mais d'aimer.

Mais l'йnergie а la maniиre stendhalienne, ce n'est pas celle du prйfet de police, c'est d'abord et surtout la passion amoureuse, un risque absolu, une folie merveilleuse devant qui tout s'abolit, un don total de soi, un йlan de l'ame vers le bonheur, rigoureusement indйpendant de la fortune, de l'ambition et des normes ordinaires de la rйussite.

Voyons ce que son amour pour Julien Sorel a fait par exemple de Mme de Renal, femme douce, pieuse, apparemment effacйe et soumise, d'un mйdiocre notable de province. Alors que l'homme qu'elle aime a tentй de la tuer, elle va le voir dans sa prison au mйpris des convenances sociales, prкte а tout sacrifier par la menace de la mort prochaine. "Dиs que je te voie, dit-elle а Julien, tous les devoirs disparaissent, je ne suis plus qu'amour pour toi ... En vйritй je ne sais pas ce que tu m'inspires ... Tu me dirais de donner un coup de couteau au geolier, que le crime serait commis avant que j'y eusse songй."

Et Julien, de son cotй, s'aperзoit dans sa prison que l'ambition est morte dans son coeur, qu'il est "йperdument amoureux" de Mme de Renal ("Sache que je t'ai toujours aimйe, que je n'ai aimй que toi") et qu'"а aucun moment de sa vie (il) n'avait trouvй un moment pareil". C'est lа un trait caractйristique de l'oeuvre stendhalienne : la dйcouverte du bonheur dans le paroxysme de la passion.

Il ne s'agit pas d'un йtat dans lequel on s'installe, mais d'un moment ou la briиvetй est compensйe par la qualitй et l'extraordinaire intensitй de la joie que l'on йprouve. Peu importe aprиs cela de connaоtre la souffrance ou mкme la mort. Rien ne peut abolir ces instants de bonheur parfait que l'on ne saurait payer trop chиrement : "C'est peu de chose а mes yeux, dit Mme de Rйnal, que de payer de la vie les jours heureux que je viens de passer dans tes bras."

Mкme quand cette femme sincиrement croyante est persuadйe que la maladie de son fils, qu'elle adore, est une vengeance du ciel pour ses pйchйs, elle ne peut que persister dans son amour : "Je suis damnйe irrйmйdiablement damnйe ... Mais au fond je ne me repens point. Je commettrais de nouveau ma faute si elle йtait а commettre."

Ce thиme de l'instant exquis revient constamment dans l'oeuvre de Stendhal. Par exemple dans Lucien Leuwen : "Jamais il n'avait rencontrй de sensation qui approchat le moins du monde de celle qui l'agitait. C'est pour ces rares moments qu'il vaut la peine de vivre."

Lui-mкme raconte dans La Vie d'Henri Brulard comment il connut un jour а dix-sept ans une approche voisine du "bonheur parfait" а la seule vue d'un paysage : "Je voyais ce beau lac s'йtendre sous mes yeux, le son de la cloche йtait une ravissante musique qui accompagnait mes idйes et leur donnait une physionomie sublime ... Pour un tel moment il vaut la peine d'avoir vйcu."

Le bonheur donc, c'est une occasion privilйgiйe, que les ames йnergiques savent saisir : "Il se sentait entraоnй, il ne raisonnait plus, il йtait au comble du bonheur. Ce fut un de ces instants rapides que le hasard accorde quelquefois comme compensation de tant de maux aux ames faites pour sentir avec йnergie. La vie se presse dans les coeurs, l'amour fait oublier tout ce qui n'est pas divin comme lui, et l'on vit plus en quelques instants que pendant de longues pйriodes."

La passion chez Stendhal n'a pas seulement une valeur intrinsиque. Les ames de qualitй attendent davantage qu'une existence plate ou une ambition ordinaire. Lorsqu'elles dйcouvrent l'amour c'est l'illumination soudaine, l'йcroulement des dйcors de ce thйatre d'ombres, l'apparition de la vraie vie.

C'est un trait commun aux personnages stendhaliens issus de la haute sociйtй qu'ils ne se satisfont pas de leur condition. L'orgueilleuse Mathilde de La Mole est apparemment comblйe par le sort : "Que pouvait-elle dйsirer ? La fortune, la haute naissance, l'esprit, la beautй а ce qu'on disait, et а ce qu'elle croyait, tout avait йtй accumulй sur elle par les mains du hasard." Pourtant les brillants cavaliers "parfaits, trop parfaits" qui lui font la cour l'ennuient : "Elle abhorrait le manque de caractиre, c'йtait sa seule objection contre les beaux jeunes gens qui l'entouraient. Plus ils plaisantaient avec grace tout ce qui s'йcarte de la mode, ou la suit mal croyant la suivre, plus ils se perdaient а ses yeux." Ce qui l'attire - et l'irrite - chez Julien c'est qu'il ne ressemble pas aux autres, et qu'il a prйcisйment du caractиre : "Celui-lа n'est pas nй а genoux, pensa-t-elle."

C'est toujours en effet а la sociйtй et а ses tabous que vient se heurter la passion stendhalienne mкme quand elle est partagйe.

C'est dans la solitude de sa prison alors qu'il a йtй condamnй а mort et dans l'attente de son exйcution que Julien Sorel rencontre le bonheur et l'amour : "A aucune йpoque de sa vie Julien n'avait trouvй un moment pareil ... Jamais il n'avait йtй aussi fou d'amour." Il vit dans l'instant, "sans presque songer а l'avenir", le temps pour lui est arrкtй. "Par un йtrange effet de cette passion, quand elle est extrкme et sans feinte aucune, Mme de Renal partageait presque son insouciance et sa douce gaietй." Nous retrouvons lа cette aptitude а jouir du moment de bonheur, malgrй le tragique de la situation et pour une part а cause de lui, qui est un trait du hйros stendhalien. Dans les Cenci, quand Bйatrix finit par avouer, sous la torture, sa culpabilitй dans le meurtre de son pиre, tous les prisonniers membres de la conjuration bйnйficient avant l'exйcution d'un rйgime de faveur ! "Aussitot on ota les chaоnes а tous et parce qu'il y avait cinq mois qu'elle n'avait vu ses frиres, elle voulut dоner avec eux et ils passиrent tous quatre une journйe fort gaie."

Mais c'est dans La Chartreuse de Parme que ce thиme du bonheur dans la solitude apparaоt dans tout son йclat, avec les йtranges amours de Clйlia et de Fabrice.

C'est dans sa prison que Fabrice йtrangement va lui aussi trouver le bonheur. Dиs son arrivйe dans la citadelle il est "йmu et ravi par le spectacle" qu'il voit de sa fenкtre grillagйe : "Par une bizarrerie а laquelle il ne rйflйchissait point, une secrиte joie rйgnait au fond de son ame ... Au lieu d'apercevoir а chaque pas des dйsagrйments et des motifs d'aigreur, notre hйros se laissait charmer par les douceurs de sa prison." La raison de cette joie secrиte est facile а dйceler, c'est qu'il a conscience de la prйsence de Clйlia, tout prиs de lui dans la citadelle, Clйlia qu'il espиre apercevoir. Lui qui avant de la rencontrer est amoureux de l'amour mais qui se contente de collectionner les maоtresses sans s'attacher vraiment а aucune ("Pour lui une femme jeune et jolie йtait toujours l'йgale d'une autre femme jeune et jolie, seulement la derniиre connue lui semblait la plus piquante"), lui pour qui une des dames les plus admirйes de Naples a fait des folies "ce qui d'abord l'avait amusй et avait fini par l'excйder d'ennui", le voici qui soudain dйcouvre une puissante raison de vivre. Et c'est dans une prison. Le symbole est йvident : c'est la sociйtй qui est l'accusйe. Au faоte de la tour Farnиse, Fabrice rкve, il admire la beautй de l'immense horizon, de Trйvise au mont Viso, les pics alpins couverts de neige, les йtoiles, et s'arrкte а cette conclusion : "On est ici а mille lieues au-dessus des petitesses et des mйchancetйs qui nous occupent lа-bas."

Il est tellement йmu d'apercevoir Clйlia а travers la meurtriиre qu'il a percйe dans un abat-jour de bois destinй а lui cacher le palais du gouverneur qu'il en oublie sa condition de prisonnier. Quand le trouble de la jeune fille lui montre qu'il est aimй, son coeur est inondй de joie : "Avec quels transports il eыt refusй la libertй si on la lui eыt offerte en cet instant." Il la refuse d'ailleurs quand sa tante la duchesse Sanseverina propose de le faire йvader, car il ne veut pas quitter "cette sorte de vie singuliиre et dйlicieuse" qu'il trouve auprиs de Clйlia : "N'est-il pas plaisant de voir que le bonheur m'attendait en prison ? ... Est-ce que jamais l'on se sauva d'un lieu ou l'on est au comble du bonheur ?" Il faut que Clйlia elle-mкme, qui craint son assassinat, le contraigne sous serment а accepter le projet de la duchesse et du comte Mosca. Il s'йvade alors de la forteresse, arrive sans encombre sur les terres de la duchesse, retrouve les paysage, "le lac sublime", qui l'enchantaient dans son adolescence, mais, au sombre dйsespoir de sa tante, il tombe dans une mйlancolie qu'il n'arrive pas malgrй tous ses efforts а masquer. "Le sentiment profond par lui cachй avec beaucoup de soin йtait assez bizarre, ce n'йtait rien moins que ceci : il йtait au dйsespoir d'кtre hors de prison."

Mais l'amour physique dans tout cela, que devient-il ?

Il est vrai qu'en apparence il est absent de l'oeuvre de Stendhal.

Dans son article sur La Chartreuse, Balzac avait dйjа notй le phйnomиne. "La Chartreuse de Parme est plus chaste que le plus puritain des romans de Walter Scott."

Et pourtant le sujet en lui-mкme pouvait paraоtre scabreux puisqu'il s'agissait de l'amour incestueux d'une belle duchesse pour son neveu. Mais Balzac encore a raison d'admirer : "Faire un personnage noble, grandiose, presque irrйprochable d'une duchesse qui rend un Mosca heureux et ne lui cache rien, d'une tante qui adore son neveu Fabrice, n'est-ce pas un chef-d'oeuvre ?"

Certains le soupзonnent d'avoir йtй un "babilan" comme Octave de Malivert dont il a racontй les amours malheureuses dans Armance. Cette hypothиse est aujourd'hui largement rйfutйe par les historiens littйraires qui en appellent, non sans quelque raison, aux tйmoignages trиs explicites de ses maоtresses, en particulier aux lettres de la comtesse Curial et aux confidences d'Alberte de Rubemprй, lesquelles apparemment ne se seraient pas contentйes de l'ame.

Ce qui est vrai c'est que son extrкme sensibilitй a pu jouer а Stendhal de mauvais tours dans certaines circonstances. Il nous raconte lui-mкme que lors d'une "dйlicieuse partie de filles" organisйe par ses amis а Paris lors de son retour de Milan, laissй seul avec une courtisane dйbutante, la belle Alexandrine, il s'avйra dйfaillant et fit "un fiasco complet" parce qu'il ne pouvait se dйbarrasser du souvenir de Mathilde la bien-aimйe. D'ou sa curiositй pour rechercher les causes des fiascos qui nous vaut un chapitre dans De l'amour. Mais il est un peu rapide d'arguer de ces incidents de parcours que ce subtil analyste de la passion aurait йtй rйduit au platonisme pur.

Pour Stendhal le mythe de Don Juan, son role satanique, est йtroitement liй а la morale chrйtienne et aux tabous sexuels qu'elle a artificiellement imposйs. "Pour que le Don Juan soit possible il faut qu'il y ait de l'hypocrisie dans le monde ! Le Don Juan eut йtй un effet sans cause dans l'Antiquitй. La religion йtait une fкte, elle exhortait les hommes au plaisir."

Aussi, au dйpart, une grande partie du plaisir qu'йprouve Don Juan c'est de braver l'hypocrisie en recherchant des plaisirs cruellement rйprimйs par l'Inquisition. Le sentiment du danger et celui du pйchй se conjuguent pour augmenter le plaisir.

Stendhal nous rapporte joliment cette anecdote d'une princesse italienne du XVIIe siиcle qui "disait en prenant une glace avec dйlices le soir d'une journйe fort chaude : quel dommage que ce ne soit pas un pйchй". Ici le risque de la damnation n'est pas seulement acceptй, il est souhaitй.

Il est intйressant de comparer la faзon remarquablement pudique dont Stendhal parle de l'amour dans ses romans et le ton volontiers direct et mкme cru qu'il emploie dans ses lettres ou dans son journal. Par exemple : "Qu'il y a loin de lа aux grandes lettres que j'inventais а Vienne en 1809, ayant une vйrole horrible, le soin d'un hopital de quatre mille blessйs ... une maоtresse que j'enfilais et une maоtresse que j'adorais."

Aussi dans l'oeuvre romanesque l'auteur a-t-il fait un choix esthйtique et moral. A tort ou а raison, mais consciemment, Stendhal a proscrit le langage ordinaire d'Henri Beyle. Il refuse par un йvident parti pris de nous parler autrement que par ellipse de cet amour que l'on nomme physique, alors que dans ses йcrits intimes il semble au contraire prendre parfois un malin plaisir а scandaliser par son vocabulaire de corps de garde.

En vйritй le ton faussement dйsinvolte de ses lettres ne doit pas faire illusion. S'il use de mots crus et joue les cyniques, c'est pour prйserver sa rйputation d'esprit fort et se protйger contre les railleries de ses amis. Mais il force son talent et, paradoxalement, le vrai Stendhal n'est pas celui de la vie courante, le correspondant de Mйrimйe, c'est celui de ses romans, pour qui "la pudeur est la mиre de la plus belle passion du coeur humain, l'amour", et qui йcrit а la fin de sa vie : "Je ne me souviens, aprиs tant d'annйes et d'йvйnements, que du sourire de la femme que j'aimais."

C'est parce qu'il se fait une trиs haute idйe de l'amour qu'il a peur de le rabaisser en parlant -mal - de ses manifestations physiques. Non qu'il en mйconnaisse l'importance, mais parce qu'il apprйhende une maniиre de fiasco littйraire. N'est-ce pas cette crainte qu'il veut exprimer aussi dans Henri Brulard lorsque revient sous sa plume а plusieurs reprises cette idйe de la difficultй d'йcrire : "On gate des sentiments si tendres а les raconter en dйtail."

L'absence de toute allusion а une technique physique de l'amour dans les romans de Stendhal n'empкche pas la prйsence d'un йrotisme diffus qui se nourrit d'un geste, d'un regard, d'un parfum, de l'йclat soudain d'un bras nu ou d'une йpaule dйcouverte. Cette prйsence secrиte n'a pas йchappй а Andrй Malraux qui observe а propos de "l'individualisation de l'йrotisme" dans une prйface а L'amant de lady Chatterley : "Le livre parfait de la fin du XIX" siиcle, en ce domaine, eыt йtй un supplйment au Rouge et Noir ou Stendhal nous eыt dit comment Julien couchait avec Mme de Rйnal et Mathilde de La Mole, et la diffйrence des plaisirs qu'ils y prenaient tous les trois."

L'йrotisme naоt moins de la prйcision de la description que du choix de quelques dйtails significatifs et surtout de l'atmosphиre crййe par le romancier. Il suggиre par exemple que Mme de Rйnal est frigide avant de connaоtre Julien. Mariйe а seize ans, elle "n'avait de sa vie йprouvй ni vu rien qui ressemblat le moins du monde а l'amour ... Ce n'йtait guиre que son confesseur qui lui avait parlй de l'amour, а propos des poursuites de M. Valenod et il lui en avait fait une image si dйgoыtante que ce mot ne lui reprйsentait que l'idйe du libertinage le plus abject". Aprиs la premiиre nuit passйe avec Julien, c'est la rйvйlation soudaine, fulgurante : "Quand il restait а Mme de Rйnal assez de sang-froid pour rйflйchir, elle ne revenait pas de son йtonnement qu'un tel bonheur existat et que jamais elle ne s'en fыt doutйe."

Pourtant dans ce domaine, Stendhal n'accentue pas le trait.

Par exemple la scиne fameuse ou, sous le tilleul, Julien entreprend un soir pour la premiиre fois sa tentative de sйduction est un chef-d'oeuvre de sensualitй diffuse, bien que le seul objectif de l'assaut soit de prendre dans l'obscuritй la main de Mme de Rйnal et de la garder. Mais l'йmotion vient de l'acuitй du danger et de l'importance de l'enjeu : "Au moment prйcis ou dix heures sonneront, j'exйcuterai ce que pendant toute la journйe je me suis promis de faire ce soir, ou je monterai chez moi me brыler la cervelle."

Alors que Mme de Rйnal est tout de suite prise par sa passion sans arriиre-pensйe, sinon sans jalousie et sans remords, alors qu'elle se donne totalement, corps et ame, et qu'elle y trouve un bonheur dont elle n'avait jamais rкvй, а tel point qu'il lui arrive de dйsarmer la terrible mйfiance de Julien, il n'en va pas de mкme avec l'altiиre Mathilde, dont l'orgueil livre un combat de chaque instant avec l'amour.

Il s'agit davantage chez elle d'un amour de tкte, et lorsqu'elle invite Julien а monter dans sa chambre par l'йchelle du jardinier, c'est une йpreuve qu'elle lui inflige pour mesurer sa force de caractиre - elle a dйcidй que s'il ose arriver jusqu'а elle au pйril de sa vie elle se donnerait а lui -, mais en tenant parole elle croit accomplir un devoir, et le plaisir n'est pas а ce rendez-vous glacй : "C'йtait а faire prendre l'amour en haine."

Bien que Stendhal, une fois de plus, soit trиs discret sur le comportement des amants au cours de cette nuit ("Mathilde finit pas кtre pour (Julien) une maоtresse aimable"), il prйcise qu'"a la vйritй ces transports йtaient un peu voulus", suggйrant qu'elle reste froide et qu'elle aussi йtait probablement frigide. Ce qui conduit Julien а s'interroger sur cette attitude et а la comparer avec celle de Mme de Rйnal : "Aucun regret, aucun reproche ne vinrent gater cette nuit qui semble singuliиre plutot qu'heureuse а Julien. Quelle diffйrence, grand Dieu ! avec son dernier sйjour de vingt-quatre heures а Verriиres ! Les belles faзons de Paris ont trouvй le secret de tout gater, mкme l'amour, se disait-il dans son injustice extrкme." Quant а Mathilde, la premiиre exaltation passйe, elle tombe dans la plus extrкme dйception. "Il n'y eut rien d'imprйvu pour elle dans tous les йvйnements de la nuit, que le malheur et la honte qu'elle avait trouvйs au lieu de cette entiиre fйlicitй dont parlent les romans."

C'est dans cette insatisfaction du corps et de l'esprit qu'il faut rechercher la raison des volte-face de Matilde, au cours des jours suivants, de son dйsarroi et de ses fureurs, de cette imagination renversйe qui opиre comme une "cristallisation" а rebours et qui ne voit qu'objet de mйpris lа ou elle dйcouvrait la veille de suprкmes mйrites. A quoi s'ajoute son orgueil de classe un moment oubliй : elle a honte de s'кtre livrйe au "premier venu а un petit abbй, fils d'un paysan". D'ou la tendre et cruelle guerre que se mиnent les deux amants, le terrible dйsespoir de Julien ("Un des moments les plus pйnibles de sa vie йtait celui ou chaque matin, en s'йveillant, il apprenait son malheur") - il pense mкme а se donner la mort - les rйconciliations suivies de nouvelles tempкtes, comme cette nuit ou il prend l'йchelle pour monter jusqu'а sa fenкtre et se jeter dans sa chambre : "C'est donc toi, dit-elle en se prйcipitant dans ses bras ..." Toujours fidиle а son parti pris de discrйtion dans ces circonstances, Stendhal fait suivre cette phrase d'une ligne de points de suspension et se borne а remarquer : "Qui pourra dйcrire l'excиs du bonheur de Julien ? Celui de Mathilde fut presque йgal." Presque. Encore une de ces notations brиves qui contribuent а expliquer le comportement du personnage. Car Mathilde se dйrobe а nouveau, jusqu'au jour ou la jalousie lui fait prendre conscience de la rйalitй de sa passion et la ramиne а son amant devant qui elle tombe йvanouie : "La voilа donc, cette orgueilleuse, а mes pieds se dit Julien."

Dans La Chartreuse de Parme il n'y a pas de rиglement de compte de cette nature entre Fabrice et Clйlia - car l'un et l'autre appartiennent а la mкme classe -, mais on retrouve dans la peinture de leurs amours la mкme extrкme pudeur. Quand Clйlia, folle d'inquiйtude, voit dans sa prison Fabrice, qu'on se prйpare - elle le sait - а empoisonner, et qu'elle se donne а lui pour la premiиre fois, Stendhal se borne а dйcrire la scиne en ces termes : "Elle йtait si belle, а demi vкtue, et dans cet йtat d'extrкme passion, que Fabrice ne put rйsister а un mouvement presque involontaire. Aucune rйsistance ne lui fut opposйe." Discret et complice, le romancier s'efface devant ces moments de bonheur fou.

Comme il s'efface vers la fin du roman lorsque Fabrice, aprиs avoir йtй si longtemps et si cruellement sйparй de celle qu'il aime - elle a йtй contrainte d'йpouser le marquis Crescenzi -, reзoit un jour un billet de Clйlia lui donnant rendez-vous а minuit devant une porte dйrobйe du palais. Clйlia perdue et enfant retrouvй. Clйlia dont il a tant rкvй et dont la voix chиre sortie de l'ombre lui murmure soudain ces simples mots : "Entre ici, ami de mon coeur."

Et Stendhal : "Nous demanderons la permission de passer sans dire un mot sur un espace de trois annйes."

Pourtant, malgrй cette dйrobade, la charge sensuelle demeure forte chez Stendhal, mкme si elle n'est йvoquйe que par les pieds nus de la comtesse Curial, la main de Mme de Rйnal, les йpaules de Mme de Chasteller ou l'appel de Clйlia dans la nuit. Au moment ou Fabrice, de la fenкtre de sa prison, apparaоt а Clйlia qui se trouve dans la cour de son palais, il remarque qu'"elle rougissait tellement que la teinte rose s'йtendait rapidement jusque sur le haut des йpaules" et cela suffit а le remplir d'espoir.

C'est encore une des singularitйs de Stendhal que ce romancier de la chasse au bonheur ait йtй hantй toute sa vie par l'idйe de la mort.

La mort, il en fait la cruelle expйrience dиs l'age tendre. Elle le frappe enfant а travers les siens. Il perd sa mиre, on le sait, alors qu'il a sept ans et ce coup du destin le bouleverse. A tel point qu'on peut dire qu'il y a eu deux pйriodes dans sa vie affective : avant la mort de sa mиre et aprиs.

De 1828 а 1840 toutefois il n'йtablit pas moins de trois douzaines de testaments. La vieillesse le hante autant que la mort et il nous raconte au dйbut d'Henri Brulard comment, s'apercevant qu'il va avoir bientot cinquante ans, il inscrit cette constatation а l'intйrieur de sa ceinture. Simple originalitй sans signification? La pudeur l'empкche d'en dire plus mais son cousin Romain Colomb parle pour lui : "Cette dйcouverte l'affligea comme aurait pu le faire l'annonce inopinйe d'un malheur irrйparable." Ses romans aussi : "Le comte (Mosca) avait atteint la cinquantaine. C'est un mot bien cruel et dont peut-кtre un homme йperdument amoureux peut sentir tout le retentissement."

En dehors des deuils personnels sa premiиre enfance est marquйe par les violences de l'йpoque rйvolutionnaire et sa jeunesse par les guerres de l'Empire. La mort, il la voit nue sur les champs de bataille de l'Europe : villes incendiйes, ventre ouvert des chevaux, blessйs brыlйs vivants, cadavres dйfigurйs des soldats sur lesquels passent les voitures ou que l'on jette dans la riviиre.

Pourtant, mкme а la guerre, le "touriste" ne perd pas ses droits. Prиs d'Enns, un incendie lui arrache cette notation dans son journal : "A cela prиs l'incendie йtait superbe." A Neubourg il marque encore : "Le tout formait un paysage superbe." Mкme curieuse joie de Fabrice а Waterloo : "Fabrice йtait encore dans l'enchantement de ce paysage curieux."

Les rйflexions sur la beautй des incendies ou le spectacle insolite de la canonnade pourraient apparaоtre comme un divertissement grauit d'esthиte, si elles ne dйnotaient pas au contraire une volontй de distanciation par rapport а la guerre et а ses horreurs qui ont profondйment marquй Stendhal. Le goыt du beau lui sert ici de thйrapeutique, c'est un moyen d'oublier la mort, la peur de la souffrance qui mиne а la mort, et la peur d'en avoir peur.

Selon Mйrimйe, Stendhal n'aimait pas а parler de la mort, "la tenant pour une chose sale et vilaine plutot que terrible".Dans Rome, Naples et Florence, l'йcrivain lui-mкme dit qu'elle est un "scandale abominable", et il note dans son journal : "La pilule de la mort est amиre, il faut que l'orgueil la cache, adoucisse le goыt." En faisant appel а l'humour par exemple. Il aime а citer le mot du chevalier de Champcenetz, demandant au pied de l'йchafaud en 1794 "si on ne pourrait pas se faire remplacer". Et dans sa prison Julien Sorel se souvient de cet autre mot de Danton que lui avait rapportй le comte Altamira : "C'est singulier, le verbe guillotiner ne peut pas se conjuguer а tous les temps. On peut bien dire : je serai guillotinй, tu seras guillotinй, mais on ne dit pas : j'ai йtй guillotinй."

Puisqu'il n'est au pouvoir de personne d'йchapper а la loi commune, du moins Stendhal nous explique-t-il - il a vingt et un ans - la mort qui lui paraоt la plus convenable, la plus propre, c'est celle ou "le corps ne triomphe point", qui se passe simplement, sans souffrance, dans un beau paysage. Celle de Brutus par exemple, telle que la conte Plutarque : "Sa mort prиs de cette petite riviиre aux abords trиs йlevйs en-delа de ces grands arbres, sous le ciel trиs йtoilй de la Macйdoine, prиs de cette grande roche ou il s'йtait assis d'abord, est la plus touchante pour moi de toutes celles que je connais. Elle a quelque chose de divin. Le corps n'y triomphe point. C'est une ame d'ange qui abandonne un corps sans le faire souffrir. Elle s'envole."

Tout se passe comme si Stendhal, dans son oeuvre romanesque, avait dйcidй de mettre entre parenthиses cette inconvenance, cette grossiиretй : la mort.

Il refuse de la dйcrire et l'exclut de son univers crйateur. Ne pouvant la supprimer, il la sublime pour l'exorciser. Sans doute tous ses hйros meurent jeunes, presque toujours tragiquement, ou se laissent-ils mourir s'ils ne se retirent pas dans une chartreuse. Mais cette sortie de scиne est discrиte, comme dйsincarnйe, tout se passe simplement, mкme s'il s'agit d'une exйcution capitale, proprement, poйtiquement: c'est l'euthanasie littйraire qui est la maniиre de Stendhal de se rйvolter contre la mort.

A l'opposй du christianisme, la volontй paпenne de Stendhal d'exorciser la mort, au point mкme parfois d'en faire une fкte, apparaоt avec йclat dans toute son oeuvre romanesque, par un phйnomиne de compensation en rupture avec la rйalitй.

Dans Armance, le suicide d'Octave de Malivert, qui dйnoue la tragйdie, est sans doute le plus caractйristique de cette euthanasie littйraire. Sa mort est voulue, elle est douce, belle, exempte de souffrance, elle se passe au large de la Grиce dans une nuit constellйe d'йtoiles : "Jamais Octave n'avait йtй sous le charme de l'amour le plus tendre comme dans ce moment suprкme ... Un mousse du haut de la vigie cria : Terre ! C'йtait le sol de la Grиce et les montagnes de la Morйe que l'on apercevait а l'horizon. Un vent frais portait le vaisseau avec rapiditй. Le nom de la Grиce rйveilla le courage d'Octave ; Je te salue, se dit-il, o terre des hйros ! et а minuit le 3 mars, comme la lune se levait derriиre le mont Kalos, un mйlange d'opium et de digitale prйparй par lui dйlivra doucement Octave de cette vie qui avait йtй pour lui si agitйe. Au point du jour on le trouva sans mouvement sur le pont, couchй sur quelques codages. Le sourire йtait sur ses lиvres et sa rare beautй frappa jusqu'aux matelots chargйs de l'ensevelir."

Octave a choisi sa mort, mais non pas Bйatrix Cenci, elle, puisque meurtriиre de son pиre pour sauver son honneur, elle est atrocement torturйe avant d'кtre conduite au supplice. Voici pourtant en quels termes Stendhal dйcrit son enterrement : "A neuf heures et quart du soir, le corps de la jeune fille recouvert de ses habits et couronnй de fleurs avec profusion, fut portй а Saint-Pierre in Montorio. Elle йtait d'une ravissante beautй; on eыt dit qu'elle dormait..." Avec parfois, mкme dans les moments les plus tragiques, un clin d'oeil au lecteur : "Pendant qu'on mettait en ordre la mannaja pour la jeune fille, un йchafaud chargй de curieux tomba et beaucoup de gens furent tuйs. Ils parurent ainsi devant Dieu avant Bйatrix."

Voici maintenant Julien Sorel, alors qu'il est dans l'antichambre de la mort et qu'il connaоt enfin, nous l'avons vu, le bonheur et l'amour. Quand il entre dans la salle ou on va le juger, ce qui le frappe c'est "l'йlйgance de l'architecture". Et le jour de son exйcution "marcher au grand air fut pour lui une sensation dйlicieuse. "Jamais cette tкte n'avait йtй aussi poйtique, nous dit Stendhal, qu'au moment ou elle allait tomber. Les plus doux moments qu'il avait trouvйs jadis dans les bois de Vergy revenaient en foule а sa pensйe et avec une extrкme йnergie. Tout se passa simplement, convenablement et de sa part sans aucune affectation."

Tout se passa simplement. Sauf pour Mathilde (merveilleuse Mathilde aussi) qui suivit Julien jusqu'au tombeau qu'il s'йtait choisi, une petite grotte de la grande montagne dominant Verriиres - on voit le symbole - et "а l'insu de tous, seule sa voiture drapйe porta sur ses genoux la tкte de l'homme qu'elle avait tant aimй". Tout se passa simplement pour Mme de Rйnal qui fut fidиle а la promesse qu'elle avait faite : "Elle ne chercha en aucune maniиre а attenter а sa vie. Mais trois jours aprиs Julien, elle mourut en embrassant ses enfants."

Il faut un trиs grand talent а Stendhal pour faire de dйnouement sanglant - par une йtrange alchimie qui transforme la souffrance en joie, l'amertume en douceur - un poиme а la gloire de ses hйros, une espиce de tragйdie optimiste ou l'on oublie la mort pour ne retenir que leur noblesse retrouvйe. Tels qu'en eux-mкmes enfin...

Mais c'est peut-кtre dans La Chartreuse de Parme que le romancier porte а un point de perfection cette euthanasie littйraire. Clйlia "ne survйcut que de quelques mois а ce fils si chйri mais elle eut la douceur de mourir dans les bras de son ami". Trop amoureux et trop croyant pour avoir recours au suicide, car il espиre "retrouver Clйlia dans un meilleur monde", Fabrice se retire а la chartreuse de Parme mais n'y passe qu'une annйe. Gina, devenue comtesse Mosca, rйunit toutes les apparences de bonheur mais de survit que fort peu de temps а Fabrice. Et c'est la conclusion fameuse du roman : "Les prisons de Parme йtaient vides, le comte immensйment riche, Ernest V adorй de ses sujets qui comparaient son gouvernement а celui du prince Eugиne."

Tout continue. La mort engendre la vie. Peut-кtre le monde marche-t-il vers plus de bonheur. La tragйdie se termine comme une histoire de fйes douce-amиre, а mi-chemin de la nostalgie et de l'ironie. Voilа comment sans кtre dupe, le romancier sublime la rйalitй et perpйtue par un chef-d'oeuvre la destinйe de ses hйros.

En supprimant ainsi de sa crйation la mort dans ce qu'elle a d'horrible а ses yeux, Stendhal supprime du mкme coup une autre ennemie : la vieillesse. Julien, Fabrice, Octave, Clйlia, Mme de Rйnal meurent а la fleur de l'age, dans tout l'йclat de leur jeunesse et de leur beautй, quand leur amour est а son zйnith. Ils ne connaоtront ni l'usure de la passion ni le naufrage de la vieillesse. Une vieillesse qui au dйbut du XIXe siиcle commence а cinquante ans et mкme avant pour les femmes : il suffit, pour s'en convaincre, de relire par exemple La Femme de trente ans de Balzac.

On comprend que Stendhal qui met Shakespeare au-desus de tout, nourrisse une tendresse particuliиre pour Romйo et Juliette : cette histoire d'amour fou atteint un point de perfection dans la mesure prйcisйment ou les hйros sont frappйs en pleine jeunesse, au paroxysme d'une passion qui, par suite de leur diaparition mкme, restera intacte йternellement, miraculeusement prйservйe des injures du temps. C'est l'amour et la mort qui vont ici de conserve.

Permettez-moi, et ce sera ma conclusion, d'essayer de dire l'impression que me donnent les romans de Stendhal.

Eh bien ! malgrй l'hйcatombe du dernier acte, on ne ressent pas, а la lecture de ses romans, un sentiment d'abattement ou de dйsespoir. C'est encore une singularitй de cet йcrivain singulier.

Et pourtant !

Les personnages de Stendhal, je l'ai dйjа soulignй, meurent en pleine jeunesse et souvent de mort violente. Julien sur l'йchafaud, Fabrice dans une chartreuse, Lamiel en prison, Octave de sa propre main au lendemain de sa nuit de noces et, dans Les Chroniques italiennes, suivant la rйflexion de l'auteur, "le hйros finit ordinairement par кtre dйcapitй".

Leurs amours sont presque toujours malheureuses ou se heurtent а des obstacles meurtriers. Julien est exйcutй pour avoir tirй а coups de revolver sur celle qu'il aime, Clйlia est contrainte par les conventions sociales d'йpouser un homme qu'elle n'aime pas. Follement amoureux et follement aimй Octave est impuissant а consommer son mariage. Lamiel la rйvoltйe trouve la mort dans un incendie avec le compagnon d'aventure qu'elle s'est choisi, bandit de grand chemin. Dans Le Rouge et le Noir et La Chartreuse de Parme, comme dans Les Chroniques italiennes, la prison et cet autre espace clos qu'est le couvent jouent un role essentiel.

Voilа bien une йtrange prйdilection, dira-t-on, chez un йcrivain, qui affiche son goыt pour la chasse au bonheur.

Mкme s'il choisit comme hйros des кtres d'exception dans des situations elles-mкmes exceptionnelles - il n'est pas donnй а tout le monde heureusement de finir sur l'йchafaud -, la vie est suffisamment tissйe de drames quotidiens pour justifier sa dйmarche. D'autant plus que, quelque belle que soit la comйdie le dernier acte est toujours sanglant, comme le note Pascal. Il n'y a donc pas chez Stendhal un parti pris de noircir la vie mais la volontй d'en montrer le caractиre dramatique en partant de faits rйels.

C'est lа qu'intervient ce que l'on pourrait appeler la grace de l'alchimie stendhalienne, la tragйdie reste optimiste а cause sans doute de ce qu'elle recиle de confiance en l'homme.

On regrette la mort de ces hйros rкveurs, tendres et violents, mais on est heureux de les avoir connus. Les prudents ont durй, les passionnйs ont vйcu, remarquait un moraliste du XVIIIe siиcle. Julien, Fabrice, Lucien, chacun dans son registre particulier, ont eu une vie brиve mais pleine, ardente, gйnйreuse et, au-delа des diffйrences de situation, ils ont en commun de pouvoir se dire au moment du bilan qu'ils n'ont pas а avoir honte d'eux-mкmes. Si on s'en tient aux normes de la rйussite banale, ils ont connu l'йchec - Julien ne sera qu'un instant comte de la Vernaye, Fabrice ne deviendra pas un haut dignitaire de l'Eglise et Lucien ne succйdera pas а son pиre, banquier puissant -, mais les compromissions de la sociйtй n'auront pas de prise sur eux. Ils resteront intacts, libres de toute ambition subalterne.

Dans les circonstances les plus tragiques, ils йchappent au dйsespoir par leur curiositй de la vie, la violence de leur passion, leur amour du beau et cette aptitude au bonheur qui est une forme de l'йnergie vitale mais qui a naturellement pour revers une йgale vulnйrabilitй а la souffrance. Ainsi chez Stendhal mкme la souffrance est-elle tonique. Elle est un moment de la vie, mais non pas sa condamnation. Elle est souvent en amour la ranзon inйvitable du bonheur.

Andrй Gide remarquait qu'il ne suffit pas de bons sentiments pour faire de la bonne littйrature. En quoi, s'il avait en vue la littйrature йdifiante, il avait parfaitement et totalement raison. Stendhal semble pourtant lui donner tort car ses hйros sont habitйs par les bons sentiments.

A condition de s'entendre sur la signification du mot et de n'avoir pas peur de ceux par qui le scandale arrive, les critиres stendhaliens risquant en effet de choquer quelque peu les amateurs de vertus ordinaires. comme nous en prйvient ironiquement l'auteur, dans l'avertissement de La Chartreuse de Parme : "J'avouerai que j'ai la hardiesse de laisser aux personnages les aspйritйs de leurs caractиres; mais en revanche, je le dйclare hautement, je dйverse le blame le plus moral sur beaucoup de leurs actions ... Cette histoire n'est rien moins que morale et maintenant que vous vous piquez de puretй йvangйlique en France, elle peut vous procurer le renom d'assassin."

Souvenons-nous. Par amour d'une belle duchesse et de la Rйpublique, un poиte carbonaro tue le prince de Parme. Un plйbйien rйvoltй abandonne sa femme et blesse sa maоtresse а coups de revolver. Un Premier ministre conspire contre son roi pour plaire а celle qu'il aime. Un jeune prкtre simoniaque commet le pйchй de chair avec une marquise mal mariйe. Une patricienne romaine devient meurtriиre de son pиre qui a abusй d'elle. Sans faillir apparemment а l'honneur, le fils d'un banquier exйcute les basses besognes d'un ministre de Louis-Philippe. Pour ne rien dire de la duchesse de La Chartreuse, un peu incestueuse, et de l'abbesse de Castro un tout petit peu enceinte.

On pourrait croire qu'il s'agit des vagabondages d'une imagination dйpravйe si le romancier n'avait pas empruntй ses sujets а la Chronique historique ou а la Gazette des tribunaux. Quoi qu'il en soit, il y a lа, reconnaissons-le, de quoi soulever d'une juste indignation les prкtres de la morale traditionnelle.

Pourtant nous sommes а l'opposй du roman noir.

En fait, ces personnages apparemment scandaleux sont des femmes et des hommes d'honneur et la bassesse leur est йtrangиre. Ils ont l'hypocrisie en horreur et sont prкts а sacrifier intйrкt, fortune, ambition а l'amitiй, а l'amour ou mкme а une certaine idйe qu'ils se font d'eux-mкmes.

A la fin du Rouge et Noir, quand son confesseur vient demander au hйros de se convertir avec йclat, car ce serait un moyen sыr d'obtenir sa grace, il s'attire cette fiиre rйponse du condamnй а mort qui ne veut pas devoir son salut au mensonge : "Et que me restera-t-il, rйpondit froidement Julien, si je me mйprise moi-mкme ? ... Je me ferais fort malheureux si je me livrais а quelque lachetй."

A Sainte-Beuve, qui estimait que La Chartreuse йtait un livre immoral, on opposera le jugement de ceux qui avec plus de raison croient distinguer dans l'oeuvre stendhalienne une ligne de partage trиs nette entre le bien et le mal, les hйros se situant du cotй de la vertu, mкme s'il s'agit, je l'ai dйjа notй, d'une vertu singuliиre et scandaleuse. Se foutre complиtement de tout, exceptй de sa propre estime. Cette exigence souvent exprimйe par l'auteur est perceptible chez tous ses hйros, pour peu qu'on gratte au-delа de l'йpiderme. C'est ainsi que le philosophe Alain remarque: "Comme si dans les trois fameux romans, et partout, le bien et le mal n'йtaient pas sйparйs comme le ciel et l'enfer, et comme si Julien Sorel n'йtait pas au ciel, au lieu que l'hypocrite Tambeau est l'enfer mкme !"

Encore un trait spйcifique а Stendhal : ce psychologue expert dans l'exploration du coeur humain ne craint pas de nous ramener а ce qu'il considиre comme le choix dйcisif : кtre ou ne pas кtre un salaud. En vertu de ce manichйisme qui йchappe lui aussi au manichйisme ordinaire - de mкme que sa conception de la vertu se situe au-delа du bien et du mal -, les personnages de ses romans se partagent en deux grandes familles : ceux qui ont l'ame noble et les autres. Mais ce que Paul Valйry disait de la bкtise, Stendhal aurait pu le dire de l'ignoble : ce n'йtait pas son fort. Il ne se complaоt pas dans la peinture des fripouilles et des mйdiocres et en cela il est l'opposй du naturalisme et mкme loin de Balzac ou de Flaubert. Il se contente d'exйcuter d'un mot ces facheux, mais а l'йvidence il supporte mal leur compagnie et prйfиre retourner le plus possible а ses chers "happy few".

Stendhal est nй trop tot, assez cependant pour savoir comme Saint-Just qu'avec la Rйvolution franзaise le bonheur est devenu "une idйe neuve en Europe". Si cette grande espйrance va au rythme de l'Histoire, c'est-а-dire а pas lents, si la Rйpublique des sans-culottes, victorieuse des princes а Valmy, a dйbouchй sur l'Empire et la monarchie de Juillet, il n'en reste pas moins au fond du coeur fidиle а ses premiиres amours jacobines. S'il s'intйresse а la politique, lui l'йgotiste, c'est parce qu'il la considиre comme une technique de la recherche du bonheur en sociйtй, du bonheur pour le plus grand nombre. Les temps ne sont pas encore venus et le siиcle est celui de l'argent roi qui йrige de nouveaux empires et emprisonne les ames. Mais Stendhal n'a jamais oubliй les enthousiasmes de sa jeunesse et il йcrit en 1837 а l'age de cinquante-quatre ans : "Que le lecteur s'il a moins de cinquante ans veuille bien se figurer, d'aprиs les livres, qu'en 1794, nous n'avions aucune sorte de religion; notre sentiment intйrieur et sйrieux йtant tout rassemblй dans cette idйe : кtre utile а la patrie... Dans la rue nos yeux se remplissaient de larmes en rencontrant sur le mur une inscription en l'honneur du jeune tambour Bara !..."

L'individu peut aller а la chasse au bonheur et le trouver un moment dans l'amour ou le plaisir, celui des sens, celui que donne le rкve, les arts, la musique, la rencontre avec un paysage sublime ou la compagnie des ames sensibles. Mais ce bonheur a ceci de singulier qu'il ne peut jamais totalement ignorer le monde extйrieur ni supporter l'injustice qui frappe les autres. Ainsi Fabrice dans La Chartreuse alors qu'il vient de connaоtre auprиs du lac Majeur un moment de joie privilйgiй, s'interroge sur les faveurs dont il bйnйficie de la part du tyran de Parme. Bien qu'il s'efforce de plaider sa cause en jouant les cyniques : "Puisque ma naissance me donne le droit de profiter de ces abus, il serait d'une indigne duperie а moi de n'en pas prendre ma part", il le fait sans conviction et le charme est rompu : "Ces raisonnements ne manquaient pas de justesse; mais Fabrice йtait bien tombй de cette йlйvation de bonheur sublime ou il s'йtait trouvй transportй une heure auparavant. La pensйe du privilиge avait dessйchй cette plante toujours si dйlicate qu'on nomme le bonheur."

Cette plante si dйlicate qu'on nomme le bonheur. Elle ne tolиre pas l'existence de l'injustice. Elle se dessиche si elle ne fleurit pas aussi pour les autres. N'est-ce pas lа un curieux йgotisme chez un homme а ce point йtranger а l'idйe de Dieu, conscient de la fuite du temps, avide de jouir des plaisirs terrestres et de cueillir le bonheur quand il passe.

"La vie s'enfuit, ne te montre donc point si difficile envers le bonheur qui se prйsente, hate-toi de jouir." Curieux йgotisme qui se laisse sйduire par "l'aride philosophie de l'utile" et ne peut supporter de fonder sa propre rйussite sur le malheur d'autrui : "Il avait en exйcration, dit-il de Fabrice, de faire le malheur d'un кtre quelconque, si peu estimable qu'il fыt."

Stendhal est un йcrivain qui interpelle l'avenir. S'il est а contre-courant de son temps, au lendemain de l'йcroulement des rкves de 1789, c'est qu'il est en avance sur lui et qu'il se trouve, pour reprendre un mot d'Aragon, "dans la lumiиre de l'histoire".

Dйjа il faisait scandale dans le salon de la comtesse Daru ou on le regardait, dit-il "comme on regarde un baril de poudre", sans doute parce que ses idйes sur la politique, la royautй, la religion, la morale composaient un mйlange qu'on pourrait qualifier d'explosif. On ne s'йtonnera pas que Metternich, dont la police le filait, l'ait jugй indйsirable а Trieste. Non pas qu'Henri Beyle ait vraiment conspirй. Mais aux hommes du pouvoir ses idйes apparaissaient, non sans quelque raison, comme subversives.

Fonctionnaire royal а Civitavecchia, il ignore l'obligation de rйserve des diplomates au point d'effrayer parfois ses interlocuteurs : "Il veut parler librement, constate l'un d'entre eux, les pauvres Romains, qui ont une peur horrible de se compromettre ... se bouchent les oreilles et s'enfuient." Il pressent que la monarchie de Juillet sera passagиre et le dit : "Combien de temps encore croyez-vous pouvoir arrкter ce torrent ?"

Contre l'hypocrisie de la morale rйgnante il ne perd pas une occasion de rйhabiliter la sensualitй, au risque de choquer les gardiens de la vertu : "Je soigne mes plaisirs, dit le marquis de La Mole, et c'est ce qui doit passer avant tout, du moins а mes propres yeux."

Dans Souvenirs d'йgotisme Stendhal nous livre cette confidence fort immorale : "M. de la Fayette, dans cet age tendre de soixante-quinze ans, a le mкme dйfaut que moi. Il se passionne pour une jeune Portugaise de dix-huit ans qui arriva dans le salon de M. de Tracy, ou elle est l'amie de ses petites-filles ... Sa gloire europйenne, l'йlйgance fonciиre de ses discours ... Ses yeux qui s'animent dиs qu'ils se trouvent а un pied d'une jolie poitrine tout concourt а lui faire passer gaiement ses derniиres annйes."

Il y a lа, reconnaissons-le, de quoi faire frйmir d'indignation ou d'envie les apotres de la philosophie du dйsenchantement. Mais Stendhal, si sensible pourtant au tragique de la vie, refuse le gйmissement perpйtuel. Il le juge inconvenant et ridicule.

S'il n'a pas le sens du pйchй, il a par contre celui du devenir historique. Je serai lu en 1930, avait-il pronostiquй, et il voyait juste. C'est parce qu'il a compris profondйment son temps qu'il est devenu un йcrivain de tous les temps. Ce qui est admirable chez lui c'est cette prescience qui le conduit, comme le remarque Nietzsche, а кtre "si fort en avance sur son йpoque", а plaider pour la libйration de la femme а un moment ou les femmes elles-mкmes y pensent peu, а entrevoir qu'un jour la peine de mort sera abolie, а dйnoncer la tyrannie de l'argent, а se faire, lui l'йgotiste, le dйfenseur de "cette morale simple qui n'appelle vertu que ce qui est utile aux hommes", а annoncer les exigences et les tempкtes des temps modernes. Comme le dit l'abbй Blanиs а Fabrice : "Tache de gagner de l'argent par un travail qui te rendre utile а la sociйtй. Je prйvois des orages йtranges; peut-кtre dans cinquante ans ne voudra-t-on plus d'oisifs." Et comme le note l'йcrivain lui-mкme : "Les riches devront bientot chercher leur sйcuritй dans l'absence de dйsespoir chez les pauvres."

Pour toutes ces raisons et pour quelques autres, parce qu'il rejette la tyrannie et l'obscurantisme, parce qu'il rкve les yeux ouverts, parce qu'il a cette allиgre insolence qui devient une vertu quand elle s'adresse aux puissants, parce qu'il croit en l'homme sans кtre dupe, parce qu'il s'intйresse aux autres sans ostentation, parce que ce dilettante ne cesse d'кtre hantй par la recherche du "bonheur pour le plus grand nombre", parce qu'il aspire а des temps nouveaux, parce que sa peinture du tragique de la vie йchappe au scepticisme et au dйsespoir, Stendhal me paraоt appartenir, comme l'observait Hugo а propos de Balzac "а la forte race des йcrivains rйvolutionnaires".